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| Calimero, 2014, acrylique sur toile, 24 x 19 cm |
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| Margaret Keane |
Margaret Keane est célèbre pour avoir inventé le style "Big eyes" au
début des années 60. Ce style se caractérise par la représentation
d'enfants ou d'animaux aux grands yeux tristes. Une imagerie kitch que
son mari Walter Keane saura commercialiser et rendre populaire dans tout
le monde anglo-saxon. Femme soumise à la tyrannie de son époux,
Margaret laissera d'abord celui-ci signer les tableaux à sa place et
profiter de ce business juteux, jusqu'à ce qu'elle s'émancipe de son
autorité, divorce, et que le tribunal fédéral américain lui rende
justice en lui restituant sa signature en 1985. Tim Burton, devenu
l'exégète décorateur des sous-genres macabres et larmoyants des années
50 et 60 réalisera bientôt un biopic sur le couple Keane. Où l'on sera
attentif au traitement qu'il fera de la condition féminine à cette
époque.
En 1965, surfant sur le succès de l'iconographie des Keane, la marque
Hasbro commercialise la poupée "little miss no name" (dessinée par Deet D'Andrade)
: une petite fille qui tend la main pour mendier sa pièce dans une
tenue misérable, une grosse larme ruisselant sur la joue. La poupée
n'aura aucun succès et des adultes racontent encore aujourd'hui le
traumatisme qu'aura suscité chez eux la découverte de ce cadeau au pied
de leur sapin le soir de Noël 1965.
Dans un contexte commercial où la poupée accessoirisée commence à se
développer et faire la fortune de Mattel (barbie et sa garde robe
depuis1959), la stratégie d'Hasbro ressemble presque à un geste
politique.
"Little Miss No Name" semble chercher à réinjecter de la morale dans une
économie qui s'emballe. C'est Sainte Claire d'Assise égarée dans un
supermarché. Impossible de trouver aujourd'hui une descendance à cette
poupée.
Ainsi, dans les années 60, une partie de l'espace économique dévolu au premier âge verse sa larme.
Calimero est un autre de ces dramaturges larmoyant né dans cette
décennie. Il commence sa carrière le 14 juillet 1963 dans un film
publicitaire réalisé par Pagot films (Nino et Toni Pagot) pour la marque
de lessive italienne AVA issue du groupe industriel Mira Lanza.
Calimero tient son nom de la Basilique San Calimero de Milan, dans laquelle Nino Pagot (un de ses créateurs) a épousé sa femme. Oui, Calimero est un saint !
Il nait blanc comme neige, mais noircit aussitôt en chutant maladroitement dans une flaque de boue. Comme lui dira la lavandière qu'il rencontrera à la fin de son périple : tu n'es pas noir, tu es sale. Raison pour laquelle il sera rendu méconnaissable aux yeux de sa propre mère qui niera avoir pondu un poussin de cette couleur. Devant le succès populaire du poussin qui exige la justice et la reconnaissance, Calimero devient la mascotte du groupe Mira Lanza et apparaît dans de nombreuses réclames jusqu'au début des années 70. Tous les spots perpétueront la dramaturgie du spot originaire : un poussin sale qui subit la vilenie de ses contemporains, mais fini toujours blanchit par les efforts d'une gentille lavandière et de sa marque de lessive.
Seul le baptême à l'eau claire et savonneuse permettra de le nommer, car personne à sa naissance ne l'aura regardé ou désigné. Calimero sera toujours à demi éclot, oscillant entre la pureté de ses aspirations et la méchanceté du monde à laquelle il sera confronté.
Comme la poupée d'Hasbro, Calimero porte la marque du petit pénitent et promet un bon geste à qui mettra la main à la poche ; mais dans le cas d'Ava, il ne s'agira pas d'acheter le saint lui-même, mais le produit miracle qui aura rendu possible sa béatification.
Le 13 juin dernier, dans le journal gratuit 20 minutes, on pouvait lire : Calimero, 50 ans et une vie moins "injuste".
L'opportunité - peut-être me suis-je alors dit - de comprendre le destin d'un mini moine des sixties, d'étudier son parcours et de voir son état 50 ans plus tard. Alors quoi, a-t-on retrouvé le poussin noir dans son petit village de Padoue ? Et j'imagine alors un Calimero bedonnant, usé par les drogues et l'alcool, ses deux divorces, ses 3 enfants, son accident vasculaire cérébral qui l'a laissé paralysé. Un Calimero ruiné par des mauvais placements dans l'hôtellerie, par la cupidité de ses associés. Calimero, la voix érayée par les excès et sa paralysie, qui essaye de donner le change au journaliste en bavant sa phrase culte "c'est vraiment trop injuste".
Bref, un Calimero déchu, fantôme de lui-même venu par voie de presse hanter le caveau de nos souvenirs d'enfance pour galvaniser notre pouvoir de nostalgie et nous faire - encore une fois - cracher la pièce. Calimero, 50 ans et une vie moins "injuste" ? Pourquoi moins injuste ? Parce qu'il a cessé de boire, cette fois c'est sûr, pas une goutte depuis six mois ! Qu'il a même retrouvé un emploi au Punto (simply market) de son quartier et que sa dernière fille, Kimberley, commence à lui reparler. Calimero se reconstruit. Ouf !
En fait, pas du tout ; si Calimero va mieux, c'est que, pour le cinquantenaire de sa naissance, TF1 vient de commander 104 nouveaux épisodes à Gaumont Animation qui seront diffusés sur la chaîne en 2014. Un Calimero tout neuf, tout beau, en 3D, qui ne subira plus la fatalité de son existence et ne zézayera plus !
Déjà, en 1972, à la mort de Nino Pagot, les héritiers avaient racheté les droits du personnage à Mira Lanza et réalisé une série animée non publicitaire destinée au marché international en réécrivant l'histoire. Ils avaient repris trait pour trait certains passages de la publicité originelle, mais l'oisillon y était désormais fils unique ; sa famille avait quitté le poulailler pour rejoindre une maison cossue et le poussin apparaissait noir de naissance (couleur qui empêchera son exportation aux États-Unis).
Dans cette opération de réhabilitation, il aura gagné une famille
aimante, mais perdu l'accès à la rédemption. De l'oeuf, dont on sait que
dans la religion catholique, il est un symbole de la résurrection,
Calimero sortira déjà marqué par la souillure du monde. La première
phrase de son père sera d'ailleurs programmatique de son nouveau chemin
de croix, puisqu'il lui dira Va au diable ! Quant à sa mère qui,
dans un premier temps, ne le reconnaîtra pas, il lui faudra la
vérification technique du rapprochement des deux morceaux de sa coquille
pour l'adopter. À partir de cette triple fatalité, le sort du poussin
sera scellé ; Calimero sera le personnage prématuré,
juvénile et démoniaque en quête de reconnaissance et de justice, qui
pourra se comporter en parfaite victime expiatoire.
Les années 90 nettoieront tout cet imaginaire en faisant de Calimero un justicier globe-trotter accompagné de sa bande d'amis.
Cette opération numérique a donc pour vaste mission de reprogrammer le
patrimoine génétique du personnage ; mais cette réforme ne pourra pas
opérer sans une refonte complète de sa genèse.
Et je crains que - par économie ou par paresse - ils n'aient pas eu
l'ambition de profiter de leurs nouveaux outils pour donner à Calimero
une identité réformée. Ont-ils seulement imaginé modéliser la
métamorphose du poussin dans sa coquille ? Je suis sûr du contraire.
Calimero sera-t-il doté d'organes ? Pas plus. Est-ce que la moitié de
coquille abandonnée dans son berceau aura seulement été conçue et
stockée quelque part dans un disque dur ? Même pas. Aussi, la puissance
symbolique des premières séries continuera à diffuser son magnétisme,
ses paradoxes, et ce Calimero en 3D ne sera en fin de compte qu'une
coquille vide.


