lundi 31 août 2020

Marlon Brando au tribunal des images

Vous êtes ici, 60x60 cm, acrylique sur toile, 2020, © guillaume pinard

Une séquence du film Superman de Richard Donner (1978) me retient depuis sa découverte il y a maintenant quelques décennies. 

Nous sommes au début du film. Nous venons d'arriver sur la planète Krypton. Sous le dôme immaculé d'un tribunal, Marlon Brando, alias Jor-El, énonce - en procureur général - les charges retenues contre trois révolutionnaires kryptoniens : Ursa, Non et le général Zod. Accusés de haute trahison contre l'ordre établi, leur procès est vite expédié et la sentence immédiate. Le dôme s'ouvre alors comme une paupière sur un iris, plateau circulaire au centre duquel les condamnés sont exposés au ciel ; 

Image du film Superman de Richard Donner, 1978

et l'on voit apparaître, surgissant de l'espace, un quadrilatère de verre, virevolter, se diriger vers le dôme,

Image du film Superman de Richard Donner, 1978

fondre sur les trois condamnés, les capturer et les emporter en les réduisant à une image prisonnière de son cadre. On apprendra qu'ils ont été condamnés à errer pour l'éternité dans la Zone Fantôme

Image du film Superman de Richard Donner, 1978
 
La Zone Fantôme selon wikipédia :

“ Il s'agit d'une autre dimension ressemblant à un vide spatial, où les condamnés de Krypton et des autres planètes étaient envoyés, et s'y retrouvaient réduits à l'état de spectre pour errer durant une période de temps déterminée par les juges. Elle a été découverte par Jor-El le père de Superman (Kal-El), qui est un très grand scientifique de la planète Krypton.

Dans la Zone Fantôme, le temps est figé : les prisonniers ne vieillissent pas, ne peuvent mourir mais sont intangibles. ”

L'idée de Richard Donner est astucieuse. Elle lui permet d'économiser un vaisseau ou un dispositif complexe pour expédier les révolutionnaires dans la Zone Fantôme, comme de concevoir un décors susceptible de lui donner forme. Une seule surface, un seul cadre vaut comme prison. Difficile de ne pas faire le lien avec notre expérience de spectateur. Si l'image équivaut à une prison à l'intérieur de laquelle l'animation est possible, mais le vieillissement interrompu, alors cet outil de capture est un film dans le film et toute projection cinématographique nous place derrière la vitre du parloir d'une dimension à laquelle nous avons accès sans cependant pouvoir interagir avec elle. Tant que le film sera en circulation, Marlon Brando prononcera le même jugement. Il n'y aura pas de révision possible du procès de Sarah Douglas, Jack O'Halloran et Terence Stamp. Ils seront bien les condamnés à perpétuité d'une errance dans un monde parallèle, au même titre que tous les autres protagonistes du film, Marlon Brando compris. 

On se demande d'ailleurs si à travers les trois rebelles intégralement de noir vêtus, le Marlon Brando/Jor-El de 1978

Image du film Superman de Richard Donner, 1978 (Le général Zod, Non et Ursa)

ne juge pas le Marlon Brando/Johnny Strabler de 1953, celui de L'équipée sauvage. Si le Brando réactionnaire ne juge pas le Brando dissident. Le général Zot ne lui rappelle t-il pas qu'il n'a pas toujours été en accord avec le conseil ?

Image de "The Wild One" (L'équipée sauvage), László Benedek, 1953. / Kobal / The Picture Desk / AFP
 
Mon tableau Vous êtes ici s'inspire d'une autre iconographie que celle issue du cinéma. Elle prend sa source dans les photographies d'artistes qui postent sur Instagram des images où ils se mettent en scène avec le tableau qu'ils réalisent ou qu'ils viennent d'achever. Ces artistes se présentent exactement comme Marlon Brando jouant Jor-El dans Superman. Ils érotisent leur capacité à juger et capturer une image par l'autorité d'un cadre. Comme Marlon, ils sont à la fois identifiables comme personnalités publiques ou rendues telles, mais ils sont aussi ce vieux personnage de fiction - le peintre - dont ils proposent de perpétuer et/ou renouveler la figure. Qu'ils soient vraiment ou pas cette autorité capable d'en découdre avec la matière et de formuler un dessein n'est pas la question. Leur peinture elle-même est exilée dans un espace et dans un temps qui ne la regarde pas. Spectralisée par la mise en scène et l'objectif photographique, leur peinture a perdu son sujet comme son objet. Elle tapisse vaguement l'image, décore le tribunal pour faire une place à la justice et son jugement. Le problème de la séquence de Superman comme celui des autoportraits de peintre au travail sur Instagram tient dans l'exercice impartial de la justice, dans l'absence de contradicteur. Il manque un troisième œil, un tiers regard, diagonal, fuyant la scène ; un regard comme celui de Johannes Gump, reflété dans le miroir de son célèbre triple autoportrait de 1646, un reflet qui semble indifférent au jeu de dupe dont le peintre a voulu élaborer l'architecture, qui ne s'en laisse pas conter sur les attendus du procès et le poids des charges retenues, qui ne fait pas semblant de nous voir et ne tremble pas devant les querelles du chat et du chien que le corps du peintre sépare et distribue.
 
Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646, huile sur toile, Galeries des Offices

Un reflet qui retrouvera le chemin du spectateur dans une autre version de ce tableau signée par Johannes Gump la même année ; version plus mole dans sa facture et sa composition, plus autoritaire aussi dans son principe, comme si le marteau du juge avait déjà frappé pour interrompre le mystère d'un dénouement, comme si le chat et le chien étaient désormais empaillés, où la stupeur l'a emporté sur le débat.
 
Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646, huile sur toile, Collection privée
 
Mon tableau Vous êtes ici utilise d'autres ressorts ; c'est le travestissement qui fait loucher mon autoportrait, quand un raton laveur et la représentation d'une carte de géographie - censé décrire la zone de rendez-vous représentée - tentent de distraire l'égocentrisme du point de vue. 

À défaut d'autorité critique capable de réguler l'emprise des égos sur le jugement, il faut organiser la circulation des reflets, donner une place au spectateur/juré à partir de laquelle il pourra exprimer une position, il faut susciter des vocations d'avocat, échapper au tribunal de Marlon Brando.

Bébé pépé

Bébé pépé, 2023, Acrylique sur toile, 40x30, ©guillaume pinard À plusieurs reprises, il m'est arrivé de prendre des poupées comme modèle...