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Le confinement de la Raccoon Academy, 2020 acrylique sur toile 70 x 70 cm, © Guillaume pinard |
Cette peinture est le détournement explicite d'un Saint Jérôme dans le désert peint par Andrea Mantegna entre 1448 et 1451, afin de concevoir l'épisode d'une série de peintures consacrée à la vie d'une académie
fictive baptisée La Raccoon Academy.
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| Andrea Mantegna, Saint Jérôme dans le désert, 1448 - 1451, tempera sur bois, 48x36 cm,
Musée d'Art de São Paulo. |
C'est à la faveur de la redécouverte d'une photographie vieille de 25 ans que cette peinture m'est apparue en définitive plus riche qu'un simple clin d'œil à la grande peinture, mieux que la manifestation subjective d'un sentiment suscité par la situation
exceptionnelle du confinement.
Il faut donc que je fasse un détour par la photographie en question pour dérouler ma relecture. Il s'agit d'une image prise en octobre 1996 depuis l'un des deux parcs d'un lotissement situé dans une petite ville périurbaine de Nantes (devenue aujourd'hui une commune de sa banlieue) située à 15 kilomètres au sud-ouest de Nantes, au bord de la Loire, ligne bleue que l'on peut apercevoir sur mon image séparer les bâtiments industriels du premier plan.
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| La Montagne, Octobre 1996, © Guillaume Pinard |
En redécouvrant cette image, je me suis d'abord demandé comment j'avais pu voir et enregistrer un paysage paraissant citer directement un tableau de Nicolas Poussin sans m'être jamais vraiment sérieusement intéressé à sa peinture auparavant.
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Nicolas Poussin. Paysage par temps calme (1651) Huile sur toile, 97 × 131 cm, The J. Paul Getty Museum, Los Angeles. |
Un tableau sur lequel je me suis pourtant penché en 2010 au point d'en faire une reprise dans un dessin mural pour une exposition personnelle.
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| Nicolas (2010) dessin mural au fusain, vue de l'exposition Otto au Portique, le Havre, 2010 |
Sans répondre clairement à cette coïncidence qui trouve sans doute son explication dans une simple réminiscence devant le cadre photographique, les mots confinement, télétravail, internet, paysage idéal, péri-urbanité, spiritualité, érémitisme, pastoralisme, se sont mis à tourner dans mon esprit pour reconsidérer le contenu de mon tableau.
C'est un fait, mes peintures sont rarement urbaines. Elles se situent presque toujours dans un cadre montagneux idéalisé ; et si la ville apparait, c'est toujours en arrière-plan en contrepoint de cette architecture "naturelle". Certes, j'ai toujours eu conscience de faire écho aux paysages italiens pour nourrir mon imaginaire, mais je n'ai jamais clairement formulé la portée de ce signalement périurbain et de la position qui en découlait.
Le lotissement depuis lequel est pris la photographie de 1996 est sorti de terre en 1977 à La Montagne, une jeune commune (1877) historiquement ouvrière et résidentielle, liée à l'arsenal d'Indret. Elle doit son nom à la villa La Montagne (aujourd'hui la Mairie) construite entre 1839 et 1841 par Aristide Demangeat, fils cadet de l'ex-directeur de l'Arsenal d'Indret sur le point culminant du coteau (38m).
Comme tous les lotissements, le Lotissement des oiseaux portait un idéal, presque un rêve, celui de la ville à la campagne. (J'apprends que ce nom bucolique : Lotissement des oiseaux - qui a fait florès sur le territoire français - fut l'idée de Gaston Bardet, urbaniste pionnier de l'architecture périurbaine en France et qui édifia en 1964 le premier Lotissement des oiseaux au Rheu à l'ouest de Rennes). Ce rêve proposait la parcelle de terre et la propriété à qui n'avait pas les moyens de l'obtenir en ville ou souhaitait bénéficier des avantages du confort moderne au milieu d'un paysage encore champêtre, mais sous contrôle. Il apparaissait aussi comme la revanche des déracinés dont les lointains aïeux avaient connu l'exode rural. La possibilité d'un retour à la terre en souliers vernis. En 1970, La Montagne était une petite ville aux équipements rationalisés sans que ses prairies ou ses bois n'aient été tout à fait dévorés par l'étalement urbain. Les paysages de cette ville avaient encore l'équilibre parfait d'un Nicolas Poussin.
En faisant une rotation à 180° avec mon objectif, je pourrai 25 ans plus tard photographier les conséquences de cette greffe pavillonnaire ; car aujourd'hui, si La Montagne ne souffre pas de l'absence d'infrastructures propices à éduquer, soigner et animer l'existence de ses concitoyen.ne.s, elle est devenue une véritable cité-dortoir dont la densité en population a officiellement rejoint la première catégorie dite de "densément peuplée". C'est que depuis la construction du Lotissement des oiseaux - histoire banale dans la périphérie des grandes villes française - ce modèle a explosé et a colonisé toute la surface de la commune.
Et si j'identifiais les montagnes que je représente à La Montagne ? Si à travers mes paysages fantastiques, je portais encore cette rêverie pavillonnaire et la mélancolie qu'elle a produites ? Si mon imaginaire était resté prisonnier de ce fantasme d'une ville à la campagne ? Si mes montagnes étaient le signe d'une composition mal formulée, le mauvais tour d'un contre-modèle urbain ? Empruntons provisoirement cette piste autobiographique et revenons à mon détournement de la peinture d'Andrea Mantegna pour la prolonger.
D'abord, je n'avais pas bien réalisé que le smartphone de mon personnage remplaçait un chapelet et j'observe désormais mon héros (un autoportrait) fixant un objet de dévotion en scrollant les posts d'un réseau social comme un livre de prières, quand l'ordinateur portable remplace la bible et la vulgate de Saint Jérôme. Naviguer sur la toile, n'est-ce pas cheminer dans un espace infini où des voix venues d'un nuage numérique se manifestent ? Sans
cesse poussé à l'exégèse, l'internaute doit distinguer le vrai du faux,
le bien du mal, il est la proie des évangélistes influenceurs comme des
démoniaques trolleurs. L'usage du web ressemble à une quête spirituelle. On pourrait multiplier les analogies à l'envi. J'en propose une dernière : cette révélation a son prophète en la personne de Steve Job. Pourquoi lui ? Parce que Steeve Job a inauguré une méthode de marketing : l'évangélisme technologique. Une technique dont Mike Boich et Guy Kawasaki seront les maîtres d'œuvre et qui consistera a produire un imaginaire dépassant la seule prose technologique à dessein d'attirer les créateurs d'applications pour relever un défi émancipateur et civilisationnel innervé par le spiritualisme de la contre-culture des sixties.
On retrouve cette promesse de sublime jusque dans les fonds d'écran de la marque.
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| Fond d'écran du système Mac os Sierra d'Apple, 2016 |
Ainsi, si ma peinture n'est pas proprement religieuse, elle n'est pas dépourvue
de spiritualité ; une spiritualité doublement déçue, car comme
celui des lotissements de Gaston Bardet, l'Éden numérique de Steeve Job
a aujourd'hui du plomb dans l'aile et c'est plutôt la solitude et
l'aliénation - symboles d'un libéralisme aveugle et délétère - et le coup énergétique de son fonctionnement qui animent les
commentaires au sujet des conséquences de cette révolution anthropologique. La positivité disruptive de ces technologies, leur promesse d'un nouvel âge s'est abîmée dans le scénario de la catastrophe économique, sociale et planétaire.
Le
confinement arrive ici comme la pierre angulaire de la mélancolie. Pendant ce
confinement, internet a scénographié la déception comme jamais
l'âge numérique ne l'avait fait auparavant. Il a simultanément ravivé -
via ses technologies - la possibilité de développer des moyens inédits de
rapprocher des solitudes, de redessiner des topographies communautaires et poétiques, mais a aussi violemment heurté nos affects contre les murs institutionnels
et industriels par lesquels ces réseaux sont paramétrés.
La vie dans les lotissements comme sur le web ressemble à un bad trip où le rêve d'un jardin de liberté, de paix et de partage a calé et patine désormais dans un interminable purgatoire. Coincé dans l'organisation zonée du lotissement, comme dans le cadre autoritaire des applications, mon imaginaire ne parvient plus à écoper le dégoût et la tristesse pour reformer un destin désirable.
N'ayant pas la veine combative et à défaut de trouver mieux, la joie naïve d'un érémitisme contemplatif semble être encore la seule perspective supportable. Pas un isolement du monde, mais un arrachement au vacarme pour tenter de réveiller d'autres accords, une autre musique.






