mardi 24 mai 2022

La perle d'or

La lissière et le dragon, 2022, acrylique sur toile, 80 x 80 cm, © guillaume pinard

Ce tableau - comme beaucoup d'autres - s'est formé autour d'une énigme. J'avais bien l'idée de représenter la scène fantastique d'une bataille médiévale, mais je ne parvenais pas à décider si la figure étendue au sol était vivante ou si elle était morte, si c'était une figure humaine ou l'effigie d'une héroïne coulée dans un métal précieux. Ces alternatives palpitaient sans parvenir à se stabiliser.

J'avais tout à fait oublié ce problème et réalisé bien d'autres peintures lorsqu'il m'est revenu à l'esprit au beau milieu de mon jardin alors que je photographiais des insectes et que cette chasse à l'image fut attirée par ce qui ressemblait à de minuscules perles d'or, petites perles dont la surface nacrée scintillait au soleil sur des feuilles d'ortie. Pour découvrir, en observant cette curiosité à travers mon objectif macro, que ces joyaux n'avaient rien de minéral. Je voyais des pucerons, pucerons qui empruntaient des postures naturelles, mais dont les corps gonflés et cristallisés, immobiles, indifférents à mes mouvements paraissaient avoir été statufiés dans leur élan par un étrange sortilège. Cette allure me rappela aussitôt la figure étendue de mon tableau, ainsi que l'énigme que je m'étais alors formulé sur son état.

Ne connaissant rien du cycle biologique des pucerons, je pensais d'abord à un phénomène propre à l'espèce. La nature est si riche de comportements dont j'ignore l'existence que celui-ci révélait peut-être une façon très conventionnelle de mourir chez ce genre d'arthropode. Et, puisque les pucerons ont des aspects très variés, sans doute pourrais-je identifier cette espèce en guidant ma recherche autour de ces qualités singulières.

L'identification des pucerons n'est pas une opération facile. Leur petite taille rend la photographie périlleuse et les taxons d'identification sont si discrets qu'il faut parfois les passer au microscope pour les analyser. Il est plus facile de qualifier un puceron en observant la plante sur laquelle il se trouve qu'en étudiant son anatomie. À ce petit jeux et dans le cas présent, Microlophium carnosum, le grand puceron de l'ortie s'impose.

Mais dans mon histoire, l'intérêt n'est pas taxinomique. Ce que cette photographie m'a permis de découvrir porte le nom de puceron "globuleux" ou "momifié". Rien d'exceptionnel, mais une surprise de découvrir que cet aspect n'était pas métabolique, mais le résultat d'un parasitage.

Ici, c'est une guêpe de quelques millimètres (du genre Aphidius) qui a pondu dans l'abdomen de mon modèle lorsque l'insecte bien vivant baguenaudait encore sur la plante. Une fois l'œuf injecté dans son organisme, la larve y a éclos et s'y est développée en consommant d'abord les parties non vitales pour retarder l'agonie de son hôte, jusqu'à dévorer intégralement sa chair en provoquant son gonflement et sa pétrification. Ce puceron n'est donc pas une dépouille, un cadavre, mais une chrysalide où s'opère une métamorphose. Ce puceron est l'astronef immobile d'un voyage qui conduit une créature d'un monde à un autre, vers une nouvelle espèce, un nouveau corps, un nouveau régime de perceptions. Il est le creuset de la fusion entre deux entités pour en fondre une troisième.

Et si le corps de ma lissière n'était effectivement ni mort ni vivant, mais couvait le secret d'une métamorphose ? Parasité aussi, il dissimulerait le destin d'une créature en maturation qui attendrait son plein épanouissement pour échapper au sarcophage.

Quelques jours après ma découverte et dans le même massif d'orties, j'ai découvert un autre puceron momifié, mais dont la guêpe désormais formée avait découpé un hublot à la base de l'abdomen pour se libérer de la matrice. La régularité de cette découpe circulaire et la découverte du capot à côté de la dépouille sont des critères d'identification de l'espèce d'hyménoptère à l'œuvre. 

 

Oui, cette entomophagie provoque spontanément l'effroi et nous renvoie à des films fantastiques tels qu'Alien, mais il faut résister à cette association, ou la complexifier pour élargir le cadre et ne pas se contenter du rapport binaire entre une proie et son prédateur, car les pucerons sont aussi les parasites des plantes sur lesquelles ils s'installent. Ils entretiennent également - pour certaines espèces - des rapports symbiotiques avec des colonies de fourmis qui les exploitent pour leur miellat en échange de quoi elles leur assurent la protection. De leur côté, les guêpes parasitent les pucerons, mais protègent les plantes en conséquence ; et leurs larves, fussent-elles dissimulées dans les momies qu'elles forment, n'échappent pas à la prédation, au parasitage, etc. Autrement dit, il ne s'agit pas d'un simple duel entre deux espèces, mais bien du fragment d'un tissage complexe d'interactions, de rivalités et de collaborations. Un cadrage très resserré sur la texture du monde.

Mon premier puceron momifié m'avait donc rappelé ma lissière étendue au milieu d'un chaos. Heureuse intuition de l'avoir baptisée ainsi, à la porte du vivant comme de la mort. Au centre du tableau, comme des luttes dont la périphérie témoigne, elle est le suspens au cœur de la toile, une machine à filer la trame de toutes les histoires.

Bébé pépé

Bébé pépé, 2023, Acrylique sur toile, 40x30, ©guillaume pinard À plusieurs reprises, il m'est arrivé de prendre des poupées comme modèle...