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Les métamorphoses de Yan’Dargent, 2014, terre crue peinte, 28 × 18 × 20 cm Vue de l’exposition « Un trou dans le décor » au centre d’art contemporain Le Quartier à Quimper,
Collection privée
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J'ai déjà dit ou bien écrit, ici ou là, l'intérêt que je portais à une revue du XIXe siècle : Le tour du monde, fondée en 1860 par E. Charton. C'est un intérêt qui vient de ma prime jeunesse et qui ne s'est jamais démenti.
Cette revue compulse des récits de voyages rapportés depuis toutes les
régions de la planète et est richement illustrée de cartes et de
gravures réalisées par quelques-uns des plus fameux illustrateurs de
cette époque : Gustave Doré, Alphonse de Neuville, Emile Bayard, Édouard
Riou, Évremond de Bérard, j'en passe. À plusieurs occasions, il m'est
arrivé d'aller chercher des ressources dans cette manne iconographique
afin de stimuler mon imagination.
Je me souviens très bien avoir - par exemple - réalisé un dessin sous
l'impulsion d'un grand geyser réalisé par le peintre et illustrateur
breton Yan' Dargent (Saint-Servais, 15 octobre 1824 – Paris, 19 novembre 1899).

Mon dessin date de 2009. À cette époque, je n'ai pas fait grand cas de l’œuvre de Yan' Dargent (il n'a contribué
à la revue Le tour du monde que pour illustrer ce Voyage à
l'intérieur de l'Islande au deuxième semestre de 1868). Édouard Riou emportait alors toute mon adhésion.
Il
a fallu,
5 ans plus tard, une visite à la cathédrale Saint-Corentin de Quimper,
ainsi qu'au musée des Beaux-Arts de cette même ville, pour y regarder
d'un peu plus près.
Il a été
un honnête et prolifique illustrateur, ami de Gustave Doré. Sa peinture fut
tout entière
tournée vers les contes et traditions bretonnes. Le musée des
Beaux-arts de Quimper conserve
Les Lavandières de la nuit, tableau
réalisé en 1861, qui suscita l'admiration de Théophile Gauthier et
occasionna son seul véritable succès de peintre, après quoi il dût se
consacrer à l'illustration pour gagner sa vie. Sous la commande du
clergé, sa carrière s'acheva par la décoration de plusieurs églises :
Saint-Servais, Landerneau, Morlaix,
Ploudalmézeau et surtout la cathédrale Saint-Corentin de Quimper.
Son œuvre est très inégale et, quoi qu'il ait été fait chevalier de
la légion d'honneur en 1877, il n'a jamais joui d'une grande réputation
artistique de son vivant. Aujourd'hui encore, même si un musée consacre
son œuvre à Saint-Servais, sa mémoire dépasse difficilement les
frontières du Finistère.
Cependant, huit ans après sa mort, le peintre défraya la chronique nationale, lorsque son fils se
trouva en charge d'exécuter son testament.
Yan'
Dargent mourut à Paris en 1899 après avoir exprimé deux dernières volontés : la première
fut d'être enterré dans sa ville natale, Saint-Servais et la seconde,
que sa tête fut retirée de son corps (quelques années après son
inhumation) afin de rejoindre celle de sa mère, de son grand-père et
d'un oncle, toutes trois réunies dans un ossuaire de l'église. Et c'est
donc l'exécution de ce second voeu du peintre qui suscita la polémique.
Voici un article du journal Le Petit
Parisien daté du mercredi 13 novembre 1907 qui peint merveilleusement le tableau de cette incroyable histoire.
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EFFRAYANTE CÉRÉMONIE
COMMENT L'ABBÉ TRANCHA
LA TÊTE DU CADAVRE
Toutes les oeuvres réunies de la littérature macabre de ces temps
derniers, ne nous fournissent point une histoire aussi horrifiante que
celle que nous allons raconter en détail.
(DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL)
Morlaix, 12 novembre.
Lorsque j'ai appris, dans ses détails, la tragédie macabre qui a eu pour
théâtre le petit village de Saint-Servais (Finistère), il m'a semblé
que je revivais quelque conte fantastique d'Edgar Poe, d'Hoffmann, ou
bien encore l'une de ces lugubres pièces dans lesquelles se complaisent
certains auteurs dramatiques au cerveau fécond, parfois maladif, et dont
les récits horrifiants font tressaillir les plus sceptiques, les plus
blasés, voir les plus endurcis. Ici cependant rien n'est sorti de
l'imagination d'un conteur. Nous nous trouvons en présence d'une réalité
qui, quoique inspirée peut-être par un excès d'amour filial, n'en
restera pas moins terrifiante et dans cette Bretagne, si peine de ces
légendes transmises de génération en génération, le soir, à la veillée,
sous le chaume, pendant longtemps encore les anciens raconteront aux
jeunes saisis d'effroi l'histoire épouvantable du mort qui fut décapité.
Le Petit Parisien a, ces jours derniers, succinctement raconté cette
incroyable histoire. Je vais aujourd'hui compléter ce récit tel qu'il
ressort de l'enquête à laquelle je viens de me livrer.
La victime posthume
Tout d'abord, avant de me rendre dans l'humble cimetière de
Saint-Servais, où la dalle d'un tombeau fut soulevée afin de sortir de
son cercueil le cadavre de l'homme dont on devait trancher la tête, il
nous faut présenter à nos lecteurs celui qui fut la victime posthume dé
ce drame macabre. Il y aura exactement huit ans, le 19 de ce mois, que
mourut à Paris Yan' Dargent, peintre et dessinateur de talent, né en
1824 à Saint-Servais, près de Landerneau. Nombreux sont ceux dont
l'enfance fut charmée par le crayon de ce fertile artiste à
l'imagination souple, qui se plaisait aux évocations symboliques ou
fantastiques. Quantité d'ouvrages
durent une part de leur succès aux poétiques créations de ce maître dont
les dessins connurent une vogue légitime. Bien que vivant à Paris dans
le tourbillon enfiévré où s'entrechoquent toutes les gloires, Yan'
Dargent n'oublia jamais sa petite patrie. Il pensa à sa province
bretonne. Ses peintures murales, qui décorent la cathédrale de Quimper
et l'église plus modeste de Ploudalmézeau, attestent qu'il se souvint
toujours de son pays d'origine. C'est encore au sol natal qu'il pensa en
demandant, par ses dernières volontés, qu'après ses funérailles à Paris
son corps vînt reposer eu terre de Bretagne., dans ce village de
Saint-Servais qui le vit naître, voulant dormir son dernier sommeil au
chant plaintif du vent d'Armorique soufflant à travers les bruyères. En
mourant, il exprima encore à son fils le voeu d'être embaumé et, huit
ans après son inhumation, d'être exhumé afin qu'à ce moment ses restes
fussent réunis à ceux de sa mère.
C'était la volonté du Père
Or, de Mme Dargent. née Marguerite Robée, mère du peintre
Yan'
Dargent, il ne subsiste qu'un crâne conservé dans une boîte en zinc
placée dans une chapelle à l'église de Saint-Servais. Comment cette tête
se trouvait-elle séparé du reste de la dépouille mortelle de la défunte
? Voici
: il existe, dans certaines familles du pays
breton, une coutume qui consiste à déterrer les morts après un séjour de quinze à vingt
ans dans la
tombe, et
à transporter la tête seule du squelette dans un petit ossuaire en
métal, que l'on place en évidence sur l'entablement d'une chapelle en
recommandant aux prières des pratiquants le souvenir de ces décapités
posthumes. Mais il faut, pour que cette opération macabre puisse être
effectuée, que les chairs,
aient été
consumées par le temps et qu'il ne reste que l'ossature du corps
humain. Pour exécuter la volonté exprimée par son père à son lit de
mort, M. Ernest Dargent, fils de M.
Yan' Dargent, avait-il le droit de procéder la décapitation d'un cadavre qui
, ayant été embaumé, se trouvait encore en état de conservation ?
Yan' Dargent avait-il, lui-même, entendu être ainsi
sectionné, et
n'est-ce pas par une fausse interprétation de sa pensée que l'on voulut
joindre son crâne à celui de sa mère ? Nous entendrons des témoins à ce
sujet. En attendant, voici comment se produisit la lugubre cérémonie.
Horrible ! Horrible !
Dans les premiers jours d'octobre, M. Ernest Dargent se rendit à Saint-Servais pour mettre à exécution les volontés de son père.
Mais, auparavant, il alla consulter à Quimper M. Hémon, avocat et député
du Finistère, afin, sans doute, de prendre l'avis de ce jurisconsulte
sur la procédure concernant les exhumations. Fort de son droit ou de ce
qu'il croyait être tel M. Ernest Dargent se fit accompagner d'un
plombier de Landivisiau, du fossoyeur communal, du curé de la paroisse,
qu'on désigne ici sous le nom de recteur, et de quelques autres
assistants. Alors commença, dans le petit cimetière de Saint-Servais, la
funèbre opération. Il était environ neuf heures du matin. Le ciel gris
jetait des lueurs indécises sur la macabre besogne à laquelle on allait
se livrer. Le cercueil fut extrait de sa sépulture et il fallut dévisser
la triple enveloppe qui contenait la dépouille mortelle de Yan'
Dargent, le corps, embaumé, ayant été enfermé dans une caisse de chêne,
une caisse de sapin et une caisse de métal. Lorsque, après un long
travail, les trois couvercles furent soulevés, apparut dans sa rigidité
cadavérique le corps encore intact et parfaitement reconnaissable de
l'artiste décédé il y a huit ans. Mais comment, dans ces conditions,
séparer la tête du tronc ? Le fossoyeur qui fut requis de se transformer
en bourreau du cadavre pour couper le cou du mort, bien qu'habitué par
profession à des spectacles écoeurants, refusa d'accomplir la besogne
atroce qu'on lui demandait et qui lui sembla criminelle. Mr Thomas, le
zingueur de Landivisiau, ainsi qu'un de ses ouvriers, ne voulut pas
participer non plus a cette répugnante opération qui lui sembla une
profanation. Ce fut alors le curé qui descendit dans la fosse. Il
emprunta à l'un des cultivateurs présent son couteau de poche et plongea
la lame d'acier dans les chairs du cadavre. Un liquide visqueux sortit
de la gorge entrouverte et se répandit au dehors. Le recteur acheva sa
sinistre section, taillant les muscles, coupant les artères, broyant les
os.
Comme vous le savez déjà, la barbe et les cheveux du mort se détachèrent
de l'épiderme décomposé et restèrent dans les mains de l'opérateur,
tandis qu'une odeur putride se mêlait à l'âcre senteur des feuilles
mouillées par l'automne. Le corps fut remis en terre. Le curé demanda un
seau d'eau, y lava la tête et, après l'avoir entourée d'une serviette,
la plaça dans une boîte de zinc, à côté de celle
ou gisait déjà la tête de la mère du mort décapité.
La plaque de cuivre qui se trouvait sur la bière de Yan' Dargent fut arrachée pour être soudée sur la boite en zinc.
On y lisait l'inscription suivante :
Ici repose Yan' Dargent, artiste peintre,
chevalier de la Légion d'honneur, mort
à Paris le 19 novembre 1899.
Priez pour lui !
Le spectacle avait été affreux à voir. On ne parla que de cette
décapitation dans Saint-Servais mais, dans les petits bourgs de
Bretagne, on ne répète pas volontiers ce que l'on sait. Le gendarme y
est souvent traité en ennemi.
La plainte au Parquet
Voilà pourquoi ce n'est qu'un mois plus tard que le parquet de Morlaix
eut connaissance de cette tragique affaire sur une plainte déposée, le 6
novembre dernier, par les frère et beau-frère du défunt, qui habitent
Landerneau.
Dans la lettre qu'ils ont adressée au procureur de ta République de
Morlaix, les signataires protestent contre une exhumation faite,
disent-ils, hors la loi. Ils traitent de sacrilège la décapitation
infligée au cadavre de leur parent par celui qu'ils appellent " le
soi-disant fils du défunt », car il parait, à les en croire, que M.
Ernest Dargent, fils naturel reconnu de Yan' Dargent, n'avait aucun
droit pour prendre cette macabre initiative. Mais il apparaît, en dehors
de toute autre considération, que la funèbre tragédie du cimetière de
Saint-Servais pouvait être évitée, car la profanation est évidente et
remplira d'horreur et d'indignation tous ceux qui veulent que les
cendres des morts retournent en paix à la terre.
Le maire de Saint-Servais, interrogé, a écrit une lettre dans laquelle
il retrace les incidents douloureux que l'on vient de lire. Il ajoute
que sa bonne foi personnelle ne peut être mise en doute. En ce qui
concerne la décapitation, il s'exprime textuellement ainsi :
" On a détaché la tête du tronc avec toute la dignité due à cet artiste.
Le fils de Yan' Dargent et sa femme étaient présents ainsi que le curé.
En un mot, ajoute ce magistrat municipal en terminant sa lettre, on a
exécuté la volonté du défunt d'être exhumé dans le délai fixé, ce qui a
été fait avec bonne foi et respect. »
Je vais poursuivre mon enquête sur ce fait extraordinaire qui a vivement
impressionné le public et je vous en ferai connaître les résultats.
Ce que dit la famille
En l'absence de son mari, Mme Ernest Dargent nous expose ses raisons.
- Il fallait respecter, dit-elle, le serment fait au mort. - Un prêtre
seul pouvait toucher au cadavre.
M. Ernest Dargent. habite, avec sa femme 5, rue de la Chaise, un petit
appartement, meublé avec un goût exquis de bibelots et d'objets d'art.
Nous eussions voulu recueillir les explications du fils du peintre Yan'
Dargent, mais il était absent lorsque nous nous sommes présenté chez
lui. C'est sa femme qui nous a reçu. Mme Dargent est une personne d'une
rare distinction. Son fin visage, qu'éclairent de grands yeux, très
expressifs, est auréolé de cheveux blancs. Je suis heureuse de voir un
journaliste, nous dit-elle, et je vais vous expliquer, bien franchement,
les raisons qui nous ont fait agir. Sachez d'abord que l'ossuaire où
nous avons placé le chef de mon beau-père ne contenait pas seulement
celui de sa mère, Mme Dargent, mais aussi ceux de son grand-père et de
l'un de ses oncles. Le peintre Yan' Dargent était un imaginatif. L'idée
que son corps se décomposerait après la mort lui était insupportable. La
partie de sa personne qu'il tenait, par-dessus tout à préserver de la
pourriture, selon son expression, était son crâne. Il y tenait pour deux
raisons. D'abord, parce que le " chef ", siège de la pensée, était,
pour lui, l'expression de l'immatérialité. Ensuite, parce que, au point
de vue physiologique, son crâne offrait, affirmait-il, un réel intérêt ;
il était d'une conformation toute spéciale - très pointu à l'arrière -
et le peintre exprimait fréquemment le désir qu'il fût, pour cela aussi
conservé avec soin. À diverses reprises, mon beau-père nous fit jurer, à
mon mari et à moi, d'exécuter fidèlement, sans faiblesse, ses dernières
volontés. Or, à son lit de mort, alors qu'il avait encore toute sa
raison, il nous répéta ce que maintes fois, au cours de nos entretiens
intimes, il nous avait dit : je veux être enterré à Saint-Servais et je
vous demande de faire, le plus tôt que vous le pourrez, le nécessaire
pour que mon crâne ne pourrisse pas dans la terre. Nous lui jurâmes
encore de nous conformer à ses instructions. Ainsi qu'il l'avait
demandé, sa dépouille mortelle fut transportée à Saint-Servais, bien que
la famille possédât à Paris, un caveau dans lequel repose ma
belle-mère. Contrairement à ce que l'on a raconté à votre collaborateur,
il n'y eut pas d'embaumement. Nous nous contentâmes, ainsi que cela se
pratique fréquemment, de répandre dans la bière des antiseptiques. Nous
aurions pu procéder à l'exhumation au bout de cinq ans ; mais nous avons
préféré attendre encore trois années. Avant de nous rendre à
Saint-Servais nous sommes allés, effectivement, faire visite à notre
ami, M. Hémon, député du Finistère, mais nous lui avons demandé
simplement si l'exhumation serait, autorisée sans difficulté. Pas un
instant il ne fut question de l'opération que nous nous proposions de
pratiquer, tant elle nous semblait naturelle. N'en fait-on pas autant,
chaque jour, dans les écoles de médecine et dans les amphithéâtres des
hôpitaux.
Mme Dargent revendique toute responsabilité
C'est d'une voix nette, sans émotion apparente que Mme Ernest Dargent
poursuit que le cadavre était déjà desséché. Nous comptions détacher
nous-mêmes la tête du tronc. Rien de plus facile : un simple coup sec
sur la nuque pour briser les os… Au dernier moment, cependant, mon mari
se montra hésitant. Ce fut moi qui décidai d'aller jusqu'au bout « Nous
avons promis, lui dis-je, ton père agonisant de placer sa tête dans
l'ossuaire. Le moment est venu de tenir parole... Après, il sera trop
tard. M'adressant alors au recteur et non aux autres personnes, car je
n'aurais pas admis qu'un étranger, sauf un prêtre, portât la main sur le
corps de notre cher défunt, je lui demandai de vouloir bien procéder
lui-même à la funèbre opération. Il s'exécuta sans hésiter, et trois
minutes plus tard, la tête se trouvait dans l'ossuaire. Quand mon mari
apprit que les journaux racontaient ce qui s'était passé dans le
cimetière de Saint-Servais, il écrivit au procureur de la République de
Morlaix, pour lui annoncer qu'il se tenait à sa disposition afin de lui
fournir toutes les explications dont il pourrait avoir besoin.
Jusqu'ici, on ne nous a rien demandé. »
Elle ne veut compromettre personne
En terminant, notre interlocutrice nous dit : " Je ne veux compromettre
personne. C'est pourquoi, même si j'y suis obligée par un juge
d'instruction, je ne citerai aucun nom. Mais je connais nombre de
familles des plus honorables où la même cérémonie funèbre a été
pratiquée sans que le parquet ni le public se fussent aucunement émus. "
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Ernest Dargent fut finalement disculpé. Mais, sans doute accablé par
cette histoire, il mourut quelques jours après la délibération du
tribunal.
Je veux maintenant conclure ce post sur un signe.
En 1879, la traduction de Artaud de Montor de La Divine Comédie de Dante et illustrée par Yan' Dargent fut publiée par Garnier frères éditions. Au chant vingt huitième, on peut lire ceci :
Je vis un de ces coupables (je crois le voir encore) marcher, avec le
triste troupeau, comme tous les autres, mais privé de sa tête. Il la
tenait à la main suspendue comme une lanterne dont il semblait
s'éclairer. Cette tête nous regardait, et la bouche disait : « Hélas ! »
Comment peut-il se trouver deux corps en un seul, et une seule âme en
deux corps ? L'inventeur de tels supplices sait, lui seul, comment ils
peuvent s'accorder avec les lois de la nature . Quand il fut arrivé près
du pont, le damné souleva sa tête pour me faire mieux entendre ces
paroles lamentables : « Vois ma douleur cruelle, toi qui, pendant ta
vie, peux visiter l'empire des morts ! As-tu jamais été témoin d'un
tourment plus affreux ? Apprends, si tu veux parler de moi, que je fus
Bertrand de Born, qui donnai des conseils funestes au roi Jean. J'armai
le fils contre le père : Achitofel n'excita pas, par de plus lâches
instigations, Absalon contre David. Parce que je divisai des êtres nés
pour vivre tendrement unis, je porte ma tête séparée de son principe,
qui reste dans ce tronc informe. C'est ainsi que le talion, mon
châtiment, retrace ma conduite criminelle.
Un passage que Yan' Dargent illustrera de la façon suivante :

J'ajoute que la traduction française la plus récente de ce passage (traduction de Jacqueline Risset) s'exprime comme ceci :
Je vis, en vérité, et crois encore le voir,
un corps aller sans tête, comme faisaient aussi
les autres qui formaient ce triste troupeau.
Il tenait sa tête coupée par les cheveux,
suspendue à la main comme une lanterne :
elle nous regardait, et disait : " Hélas ! "
De soi-même à soi-même il faisait un flambeau ;
ils étaient deux en un, et un en deux :
comment cela se peut, seul le sait qui l'ordonne.
Quand il fut juste au pied du pont,
il éleva en l'air le bras avec la tête,
pour rapprocher ses paroles de nous,
qui furent : " Vois donc la peine épouvantable,
toi qui vivant, viens visiter les morts :
vois si aucune est aussi grande ;
et pour que de moi tu portes des nouvelles,
sache que je suis Bertrand de Born, celui
qui donna les mauvais conseils au jeune roi.
Je fis se haïr entre eux père et fils :
Architofel, par ses pointes perfides,
ne fit pas plus contre David et Absalon.
Pour avoir divisé deux personnes si proches
Je porte, hélas ! mon cerveau séparé
de son principe, qui est dans ce tronc.
Ainsi s'observe en moi la loi du Talion.