dimanche 28 septembre 2014

Pupille

Pupille © guillaume pinard

Enfant, il y avait chez moi un buste en staff représentant une jeune femme. Cette femme était très belle et je dois confesser ici avoir déjà cédé à la tentation de lui porter un baiser tel Pygmalion espérant donner vie à sa créature de pierre. Ce buste avait été représenté en peinture par mon grand-père et le tableau se trouvait alors accroché dans la même pièce. Je sais aujourd'hui que cette proximité entre le buste et la peinture, le visage en volume et sa représentation en deux dimensions a initié chez moi la découverte d'un mystère que je n'ai toujours pas épuisé. Je pense avoir senti qu'un humain pouvait, par la magie d'une transformation, circuler dans d'autres mondes et continuer d'exister au-delà de sa vie biologique. Je n'avais jamais rencontré le modèle qui avait servi à modeler le buste pas plus que l'artiste qui l'avait formé, je ne connaissais pas mon grand-père, disparu avant ma naissance et qui avait peint le tableau, mais une vitalité continuait de circuler dans cet ensemble. Je crois être fidèle à mon imaginaire d'enfant en disant que je nourrissais la conviction qu'en touchant le buste ou en me projetant mentalement dans le tableau à l'intérieur desquels je reconnaissais une forme de vie, je pourrai certainement avoir accès à un monde invisible, celui où circulait les esprits qui avaient été à l'origine de ces apparitions. Ainsi, très tôt, ai-je commencé à considérer les œuvres d'art comme des portes ; et je peux affirmer que c'est à leurs seuils que je cherche encore à me tenir.

Depuis quelques années, je réalise de grands dessins muraux au fusain dans lesquels je reproduis des tableaux de peintres disparus. La taille de ces dessins, la difficulté physique que demande ces réalisations, comme le sentiment d'être entièrement plongé à l'intérieur de l'image sont les conditions nécessaires pour aller à la rencontre de l'artiste qui la initiée, pour franchir le seuil de la porte et espérer toucher du bout du doigt cet autre monde. Ces dessins sont impossibles à conserver et je pense désormais sérieusement qu'il serait dommageable qu'ils puissent l'être. Le temps de formation de l'image, sa présentation dans un temps déterminé, comme la fragilité de leur consistance - qu'une main curieuse peut complètement effacer - sont les conditions nécessaires à l'expérience. Il faut qu'au terme de l'exposition, la porte se referme, que le tableau ne soit pas exposé aux grands vents. Cette activité relève en sorte d'une forme d'entretien qui consiste à soigner et préserver des chemins disponibles entre mon univers physique, tangible, rationnel avec l'espace invisible d'un au-delà, afin de maintenir l'exercice de correspondances actives dans l'espace et le temps.

Au fond, toute œuvre est un visage et c'est à ce vis-à-vis que je veux pouvoir me confronter. Je veux répondre à un signal. Ces dessins sont une façon de répondre à qui me parle depuis un au-delà, sans que je sache vraiment à quoi correspond cette localité.

De la même manière, la réalisation de Pupille, une poupée qui représente le peintre Thomas Couture répond à ces principes. Pour des raisons difficiles à démêler, Thomas Couture s'est imposé à moi lorsque je suis venu à Lizières afin de préparer mon projet. Il m'est alors venu à l'esprit de l'y faire apparaitre sous une forme qui pourrait concerner les enfants. Une poupée présentée durant toute la durée de la manifestation - qui serait durant ce temps, le support de récits - puis qui disparaitrait à son terme pour être enterrée dans le parc du château.

Hopi Badger Kachina c.1960

Pupille © guillaume pinard
Dans la culture des indiens Hopi, les poupées (tihu) sont utilisées pour familiariser les enfants avec les esprits (katsinam*) dont la construction analogique de chacun d'entre-eux est très complexe. Aussi, les poupées sont-elles des supports pédagogiques pour raconter l'histoire, la vie et les bienfaits de ces esprits. Les Katsinam apparaissent sous la forme de danseurs masqués et parés durant des cérémonies qui se déroulent sur une période allant de décembre à juillet. Ils règlent tous les problèmes de la société Hopi. C'est aussi à cette occasion que les Katsinam offrent des poupées à leur effigie aux enfants qui, non initiés aux rituels ne doivent surtout pas reconnaitre leurs parents cachés sous les masques.

Dans un texte : le père noêl supplicié parut en 1952 dans la revue Les temps modernes, où il compare le rôle initiatique des Katsinam avec celui du père noël, Claude Levi-Strauss écrit :

“Prenons comme exemple le rituel des katchina propre aux Indiens Pueblo, dont nous avons déjà parlé. Si les enfants sont tenus dans l’ignorance de la nature humaine des personnages incarnant les katchina, est-ce seulement pour qu’ils les craignent ou les respectent, et se conduisent en conséquence? Oui, sans doute, mais cela n’est que la fonction secondaire du rituel; car il y a une autre explication, que le mythe d’origine met parfaitement en lumière. Ce mythe explique que les katchina sont les âmes des premiers enfants indigènes, dramatiquement noyés dans une rivière à l’époque des migrations ancestrales. Les katchina sont donc, à la fois, preuve de la mort et témoignage de la vie après la mort. Mais il y a plus : quand les ancêtres des Indiens actuels se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte que les katchina venaient chaque année leur rendre visite et qu’en partant elles emportaient les enfants. Les indigènes, désespérés de perdre leur progéniture, obtinrent des katchina qu’elles restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les représenter chaque année au moyen de masques et de danses. Si les enfants sont exclus du mystère des katchina, ce n’est donc pas, d’abord ni surtout, pour les intimider. Je dirais volontiers que c’est pour la raison inverse : c’est parce qu’ils sont les katchina. Ils sont tenus en dehors de la mystification, parce qu’ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les masques et avec les vivants, mais avec les Dieux et avec les morts; avec les Dieux qui sont morts. Et les morts sont les enfants. Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La « non-initiation » n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. Au cours même du rituel, les rôles sont d’ailleurs souvent intervertis, et à plusieurs reprises, car la dualité engendre une réciprocité de perspectives qui, comme dans le cas des miroirs se faisant face, peut se répéter à l’infini : si les non-initiés sont les morts, ce sont aussi des super-initiés; et si, comme cela arrive souvent aussi, ce sont les initiés qui personnifient les fantômes des morts pour épouvanter les novices, c’est à ceux-ci qu’il appartiendra, dans un stade ultérieur du rituel, de les disperser et de prévenir leur retour. Sans pousser plus avant ces considérations qui nous éloigneraient de notre propos, il suffira de se rappeler que, dans la mesure où les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d’une sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants.”

Fasciné par ces mouvements, je veux pouvoir envisager les processus d'initiation entre maître et pupille, initié et non initié, vivant et mort comme le cœur de ce que je veux voir s'affirmer dans la relation des humains avec la représentation.

Je conclue ce texte avec un court témoignage de Mickael Kabotie. Mickael Kabotie était un artiste Hopi (1942-2009). Son art était inspiré de la culture de ses ancêtres tout en cherchant des formules nouvelles pour honorer ce patrimoine.
Dans le documentaire Arts du mythe : poupée Hopi de Ludovic Segarra, il dit ceci :

" Jawlensky**, je regarde souvent ses visages et ce que je fais est une manière de répondre à Jawlensky. Ça me rappelle tellement les kachinas. Celle là. Très simple. On dirait la pluie. Ça ressemble au visage de ce kachina-là. Regardez juste le visage. Je dis souvent en plaisantant que Jawlensky est mon parrain. Parce qu'il comprend la signification des kachinas. On se trouve des parrains dans des drôles d'endroits ! "



 *Katsinam est le pluriel de Katsina. En français on utilise plus volontiers le terme Katchina.
**Jawlensky : peintre russe né en 1864 et mort en 1941

Conférence en ligne Nature, parure et cosmos des Katsinam, par Patrick Pérez. 

Dans la nuit du 10 au 11 octobre, j'ai enterré "Pupille" dans le parc du Château sans que personne ne sache où exactement. L'ombre de Thomas Couture flotte désormais sur tout le parc.




mardi 9 septembre 2014

Pour une goutte

Pour une goutte, 2015 fusain sur papier 60x42 cm © guillaume pinard


Il y a des œuvres qui vous collent à la peau et vers lesquels vous revenez toujours irrémédiablement sans parvenir à en épuiser le magnétisme. Quand c'est une rencontre de jeunesse, l'attachement n'en est que plus obsédant. En ce qui me concerne, Oedipe explique l'énigme du sphinx de Jean-Auguste-Dominique Ingres est de ce nombre.

Œdipe explique l'énigme du Sphinx, 1808, huile sur toile, 189 x 144 cm, Musée du Louvre


Le passage est célèbre :

“ Le Sphinx, envoyée par Héra en Béotie à la suite du meurtre du roi de Thèbes, Laïos, commence à ravager les champs et à terroriser les populations. Ayant appris des Muses une énigme, elle déclare qu'elle ne quittera la province que lorsque quelqu'un l'aura résolue, ajoutant qu'elle tuera quiconque échouera. Le régent, Créon, promet alors la main de la reine veuve Jocaste et la couronne de Thèbes à qui débarrassera la Béotie de ce fléau. De nombreux prétendants s'y essaient, mais tous périssent. Arrive Œdipe, la Sphinx lui demande 
τί ἐστιν ὃ μίαν ἔχον φωνὴν τετράπουν καὶ δίπουν καὶ τρίπουν γίνεται
« Quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir ? »
(Apollodore, Bibliothèque, III, 5, 8)
« (…) Œdipe trouva la solution : il s’agissait de l’homme. De fait, lorsqu’il est enfant, il a quatre jambes, car il se déplace à quatre pattes ; adulte, il marche sur deux jambes ; quand il est vieux, il a trois jambes, lorsqu’il s’appuie sur son bâton »
(ibid.)
Furieuse de se voir percée à jour, la Sphinx se jette du haut de son rocher (ou des remparts de Thèbes selon les auteurs) et meurt. C'est ainsi que, Créon tenant sa promesse, Œdipe devient l'époux de Jocaste, contractant ainsi avec sa mère une union incestueuse. ” Wikipédia.

Ce tableau fut d'abord une étude de figure envoyée par Ingres depuis Rome à Paris pour y être soumise aux membres de l'institut. La version du Louvre présente cette version de 1808 qui fut retravaillée jusqu'à être présentée au salon en 1827. Il existe deux autres versions : la première date de 1826 (environ) et se trouve à la National Gallery de Londres quand la seconde de 1864 se trouve au Walters Art Museum de Baltimore.

Mais c'est la version du Louvre que j'ai d'abord rencontré et c'est à celle-ci que je veux me rapporter. Comme pour toute oeuvre emblématique d'un maître canonisé par l'histoire de l'art, tout a été écrit sur cette peinture. Y compris les hypothèses les plus ésotériques. Comme cette lecture qui voudrait que le N inversé dans la signature d'Ingres (sur le rocher) indique qu'il faudrait regarder le tableau avec son reflet dans un miroir. En ce prêtant à cette manipulation, on voit alors apparaitre un caveau d'où émergent les deux pieds d'un cadavre et, à son sommet, le sphinx dédoublé que les exégètes de cette thèse interprètent comme le socle de l'arche d'alliance.

Pour séduisante que cette hypothèse puisse paraître, je la crois fausse. Tout d'abord, le N inversé est un symbole. Il est le symbole du Christ fait homme. Il figure le poisson qui est le premier signe des chrétiens. Beaucoup d'artistes l'ont utilisé et il y a tout lieu de croire qu'Ingres, grand lettré qui souhaitait parler précisément de l'homme et en renouveler les canons ait introduit ce signe pour souligner son dessein. Par ailleurs, pourquoi Ingres n'aurait-il pas poussé cette hypothèse dans la version de Baltimore, où de Londres ? Qu'Ingres est utilisé un miroir pour peindre n'est pas exclu. L'emploi de cette technique est banale chez les peintres afin d'équilibrer la composition du tableau. De là à compter sur la présence de cet accessoire pour révéler le sens de l’œuvre, il y a un monde.

Comme je l'ai évoqué au début de ce post, j'ai découvert ce tableau encore très jeune alors que je ne connaissais rien d'Ingres, d’œdipe, du sphinx, ni de tout le reste ; et j'ai cru que l'artiste avait voulu représenter un peintre. J'y ai pensé parce qu'en m'approchant du tableau, j'ai d'abord cru qu’Œdipe portait des bâtons d'appui, une palette et un chiffon en lieu et place de ses lances, de son chapeau et de sa draperie. Naturellement, par la suite, en ne trouvant pas de commentaire pour consolider cette hypothèse, je me suis rangé derrière l'évidence que j'investissais le tableau d'une interprétation oiseuse. Cependant, un détail m'a toujours empêché de l'abandonner tout à fait. Une goutte ! Une goutte qui semble s'étirer au bas de la draperie d’œdipe. On la trouve aussi dans la version de Londres, mais elle disparait dans celle de Baltimore.

Comment un peintre aussi précis peut-il laisser cette étrange forme pendouiller au bas de cette draperie. Comment ce maître de la ligne peut-il renoncer à soigner cette extrémité pour concéder la laisser bailler à deux reprises ? J'ai regardé des dizaines d'études de draperies qu'il a réalisé à différentes époques. Il en existe un grand nombre de ce genre, sans qu'on y trouve jamais cette petite protubérance.                                                                                     
 
Je cherche les documents susceptibles de m'écarter définitivement de l'hypothèse qu'Oedipe soit le portrait d'un peintre. Quand je découvre à l'instant un tableau d'Ingres que je ne connaissais pas. L'Aretin et le Tintoret (collection privée). Un tableau réalisé également à Rome, en 1815, à une époque où l'étude de 1808 est encore en cours de développement.


Et étrangement, on y voit le Tintoret (qui terrifie son ami L'Aretin avec une arme, alors qu'il est venu poser, sans savoir que le Tintoret ne souhaite utiliser son pistolet que pour prendre ses mesures) dans une position très proche d'Œdipe. Ses pieds surtout. Et l'estrade qui vaut pour le rocher.

Et aussitôt mon intuition reprend de l'embellie.

vendredi 29 août 2014

Sur la tête de ma mère

Les métamorphoses de Yan’Dargent, 2014, terre crue peinte, 28 × 18 × 20 cm
Vue de l’exposition « Un trou dans le décor » au centre d’art contemporain Le Quartier à Quimper, Collection privée

J'ai déjà dit ou bien écrit, ici ou là, l'intérêt que je portais à une revue du XIXe siècle : Le tour du monde, fondée en 1860 par E. Charton. C'est un intérêt qui vient de ma prime jeunesse et qui ne s'est jamais démenti.

Cette revue compulse des récits de voyages rapportés depuis toutes les régions de la planète et est richement illustrée de cartes et de gravures réalisées par quelques-uns des plus fameux illustrateurs de cette époque : Gustave Doré, Alphonse de Neuville, Emile Bayard, Édouard Riou, Évremond de Bérard, j'en passe. À plusieurs occasions, il m'est arrivé d'aller chercher des ressources dans cette manne iconographique afin de stimuler mon imagination.

Je me souviens très bien avoir - par exemple - réalisé un dessin sous l'impulsion d'un grand geyser réalisé par le peintre et illustrateur breton Yan' Dargent (Saint-Servais, 15 octobre 1824 – Paris, 19 novembre 1899).


 
 
Mon dessin date de 2009. À cette époque, je n'ai pas fait grand cas de l’œuvre de Yan' Dargent (il n'a contribué à la revue Le tour du monde que pour illustrer ce Voyage à l'intérieur de l'Islande au deuxième semestre de 1868). Édouard Riou emportait alors toute mon adhésion.

Il a fallu, 5 ans plus tard, une visite à la cathédrale Saint-Corentin de Quimper, ainsi qu'au musée des Beaux-Arts de cette même ville, pour y regarder d'un peu plus près.

Il a été un honnête et prolifique illustrateur, ami de Gustave Doré. Sa peinture fut tout entière tournée vers les contes et traditions bretonnes. Le musée des Beaux-arts de Quimper conserve Les Lavandières de la nuit, tableau réalisé en 1861, qui suscita l'admiration de Théophile Gauthier et occasionna son seul véritable succès de peintre, après quoi il dût se consacrer à l'illustration pour gagner sa vie. Sous la commande du clergé, sa carrière s'acheva par la décoration de plusieurs églises : Saint-Servais, Landerneau, Morlaix, Ploudalmézeau et surtout la cathédrale Saint-Corentin de Quimper.

Son œuvre est très inégale et, quoi qu'il ait été fait chevalier de la légion d'honneur en 1877, il n'a jamais joui d'une grande réputation artistique de son vivant. Aujourd'hui encore, même si un musée consacre son œuvre à Saint-Servais, sa mémoire dépasse difficilement les frontières du Finistère.

Cependant, huit ans après sa mort, le peintre défraya la chronique nationale, lorsque son fils se trouva en charge d'exécuter son testament. Yan' Dargent mourut à Paris en 1899 après avoir exprimé deux dernières volontés : la première fut d'être enterré dans sa ville natale, Saint-Servais et la seconde, que sa tête fut retirée de son corps (quelques années après son inhumation) afin de rejoindre celle de sa mère, de son grand-père et d'un oncle, toutes trois réunies dans un ossuaire de l'église. Et c'est donc l'exécution de ce second voeu du peintre qui suscita la polémique.

Voici un article du journal Le Petit Parisien daté du mercredi 13 novembre 1907 qui peint merveilleusement le tableau de cette incroyable histoire.

----------------------------------------------------------------------------

EFFRAYANTE CÉRÉMONIE

COMMENT L'ABBÉ TRANCHA 

LA TÊTE DU CADAVRE
Toutes les oeuvres réunies de la littérature macabre de ces temps derniers, ne nous fournissent point une histoire aussi horrifiante que celle que nous allons raconter en détail.
(DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL)
Morlaix, 12 novembre.

Lorsque j'ai appris, dans ses détails, la tragédie macabre qui a eu pour théâtre le petit village de Saint-Servais (Finistère), il m'a semblé que je revivais quelque conte fantastique d'Edgar Poe, d'Hoffmann, ou bien encore l'une de ces lugubres pièces dans lesquelles se complaisent certains auteurs dramatiques au cerveau fécond, parfois maladif, et dont les récits horrifiants font tressaillir les plus sceptiques, les plus blasés, voir les plus endurcis. Ici cependant rien n'est sorti de l'imagination d'un conteur. Nous nous trouvons en présence d'une réalité qui, quoique inspirée peut-être par un excès d'amour filial, n'en restera pas moins terrifiante et dans cette Bretagne, si peine de ces légendes transmises de génération en génération, le soir, à la veillée, sous le chaume, pendant longtemps encore les anciens raconteront aux jeunes saisis d'effroi l'histoire épouvantable du mort qui fut décapité.

Le Petit Parisien a, ces jours derniers, succinctement raconté cette incroyable histoire. Je vais aujourd'hui compléter ce récit tel qu'il ressort de l'enquête à laquelle je viens de me livrer.

La victime posthume

Tout d'abord, avant de me rendre dans l'humble cimetière de Saint-Servais, où la dalle d'un tombeau fut soulevée afin de sortir de son cercueil le cadavre de l'homme dont on devait trancher la tête, il nous faut présenter à nos lecteurs celui qui fut la victime posthume dé ce drame macabre. Il y aura exactement huit ans, le 19 de ce mois, que mourut à Paris Yan' Dargent, peintre et dessinateur de talent, né en 1824 à Saint-Servais, près de Landerneau. Nombreux sont ceux dont l'enfance fut charmée par le crayon de ce fertile artiste à l'imagination souple, qui se plaisait aux évocations symboliques ou fantastiques. Quantité d'ouvrages
durent une part de leur succès aux poétiques créations de ce maître dont les dessins connurent une vogue légitime. Bien que vivant à Paris dans le tourbillon enfiévré où s'entrechoquent toutes les gloires, Yan' Dargent n'oublia jamais sa petite patrie. Il pensa à sa province bretonne. Ses peintures murales, qui décorent la cathédrale de Quimper et l'église plus modeste de Ploudalmézeau, attestent qu'il se souvint toujours de son pays d'origine. C'est encore au sol natal qu'il pensa en demandant, par ses dernières volontés, qu'après ses funérailles à Paris son corps vînt reposer eu terre de Bretagne., dans ce village de Saint-Servais qui le vit naître, voulant dormir son dernier sommeil au chant plaintif du vent d'Armorique soufflant à travers les bruyères. En mourant, il exprima encore à son fils le voeu d'être embaumé et, huit ans après son inhumation, d'être exhumé afin qu'à ce moment ses restes fussent réunis à ceux de sa mère.

C'était la volonté du Père

Or, de Mme Dargent. née Marguerite Robée, mère du peintre Yan' Dargent, il ne subsiste qu'un crâne conservé dans une boîte en zinc placée dans une chapelle à l'église de Saint-Servais. Comment cette tête se trouvait-elle séparé du reste de la dépouille mortelle de la défunte ? Voici : il existe, dans certaines familles du pays breton, une coutume qui consiste à déterrer les morts après un séjour de quinze à vingt ans dans la tombe, et à transporter la tête seule du squelette dans un petit ossuaire en métal, que l'on place en évidence sur l'entablement d'une chapelle en recommandant aux prières des pratiquants le souvenir de ces décapités posthumes. Mais il faut, pour que cette opération macabre puisse être effectuée, que les chairs, aient été consumées par le temps et qu'il ne reste que l'ossature du corps humain. Pour exécuter la volonté exprimée par son père à son lit de mort, M. Ernest Dargent, fils de M. Yan' Dargent, avait-il le droit de procéder la décapitation d'un cadavre qui, ayant été embaumé, se trouvait encore en état de conservation ? Yan' Dargent avait-il, lui-même, entendu être ainsi sectionné, et n'est-ce pas par une fausse interprétation de sa pensée que l'on voulut joindre son crâne à celui de sa mère ? Nous entendrons des témoins à ce sujet. En attendant, voici comment se produisit la lugubre cérémonie.

Horrible ! Horrible !

Dans les premiers jours d'octobre, M. Ernest Dargent se rendit à Saint-Servais pour mettre à exécution les volontés de son père.
Mais, auparavant, il alla consulter à Quimper M. Hémon, avocat et député du Finistère, afin, sans doute, de prendre l'avis de ce jurisconsulte sur la procédure concernant les exhumations. Fort de son droit ou de ce qu'il croyait être tel M. Ernest Dargent se fit accompagner d'un plombier de Landivisiau, du fossoyeur communal, du curé de la paroisse, qu'on désigne ici sous le nom de recteur, et de quelques autres assistants. Alors commença, dans le petit cimetière de Saint-Servais, la funèbre opération. Il était environ neuf heures du matin. Le ciel gris jetait des lueurs indécises sur la macabre besogne à laquelle on allait se livrer. Le cercueil fut extrait de sa sépulture et il fallut dévisser la triple enveloppe qui contenait la dépouille mortelle de Yan' Dargent, le corps, embaumé, ayant été enfermé dans une caisse de chêne, une caisse de sapin et une caisse de métal. Lorsque, après un long travail, les trois couvercles furent soulevés, apparut dans sa rigidité cadavérique le corps encore intact et parfaitement reconnaissable de l'artiste décédé il y a huit ans. Mais comment, dans ces conditions, séparer la tête du tronc ? Le fossoyeur qui fut requis de se transformer en bourreau du cadavre pour couper le cou du mort, bien qu'habitué par profession à des spectacles écoeurants, refusa d'accomplir la besogne atroce qu'on lui demandait et qui lui sembla criminelle. Mr Thomas, le zingueur de Landivisiau, ainsi qu'un de ses ouvriers, ne voulut pas participer non plus a cette répugnante opération qui lui sembla une profanation. Ce fut alors le curé qui descendit dans la fosse. Il emprunta à l'un des cultivateurs présent son couteau de poche et plongea la lame d'acier dans les chairs du cadavre. Un liquide visqueux sortit de la gorge entrouverte et se répandit au dehors. Le recteur acheva sa sinistre section, taillant les muscles, coupant les artères, broyant les os.
Comme vous le savez déjà, la barbe et les cheveux du mort se détachèrent de l'épiderme décomposé et restèrent dans les mains de l'opérateur, tandis qu'une odeur putride se mêlait à l'âcre senteur des feuilles mouillées par l'automne. Le corps fut remis en terre. Le curé demanda un seau d'eau, y lava la tête et, après l'avoir entourée d'une serviette, la plaça dans une boîte de zinc, à côté de celle
ou gisait déjà la tête de la mère du mort décapité.
La plaque de cuivre qui se trouvait sur la bière de Yan' Dargent fut arrachée pour être soudée sur la boite en zinc.
On y lisait l'inscription suivante :

Ici repose Yan' Dargent, artiste peintre, 
chevalier de la Légion d'honneur, mort 
à Paris le 19 novembre 1899. 
Priez pour lui !

Le spectacle avait été affreux à voir. On ne parla que de cette décapitation dans Saint-Servais mais, dans les petits bourgs de Bretagne, on ne répète pas volontiers ce que l'on sait. Le gendarme y est souvent traité en ennemi.

La plainte au Parquet

Voilà pourquoi ce n'est qu'un mois plus tard que le parquet de Morlaix eut connaissance de cette tragique affaire sur une plainte déposée, le 6 novembre dernier, par les frère et beau-frère du défunt, qui habitent Landerneau.
Dans la lettre qu'ils ont adressée au procureur de ta République de Morlaix, les signataires protestent contre une exhumation faite, disent-ils, hors la loi. Ils traitent de sacrilège la décapitation infligée au cadavre de leur parent par celui qu'ils appellent  " le soi-disant fils du défunt », car il parait, à les en croire, que M. Ernest Dargent, fils naturel reconnu de Yan' Dargent, n'avait aucun droit pour prendre cette macabre initiative. Mais il apparaît, en dehors de toute autre considération, que la funèbre tragédie du cimetière de Saint-Servais pouvait être évitée, car la profanation est évidente et remplira d'horreur et d'indignation tous ceux qui veulent que les cendres des morts retournent en paix à la terre.
Le maire de Saint-Servais, interrogé, a écrit une lettre dans laquelle il retrace les incidents douloureux que l'on vient de lire. Il ajoute que sa bonne foi personnelle ne peut être mise en doute. En ce qui concerne la décapitation, il s'exprime textuellement ainsi :
" On a détaché la tête du tronc avec toute la dignité due à cet artiste. Le fils de Yan' Dargent et sa femme étaient présents ainsi que le curé. En un mot, ajoute ce magistrat municipal en terminant sa lettre, on a exécuté la volonté du défunt d'être exhumé dans le délai fixé, ce qui a été fait avec bonne foi et respect. »
Je vais poursuivre mon enquête sur ce fait extraordinaire qui a vivement impressionné le public et je vous en ferai connaître les résultats.

Ce que dit la famille

En l'absence de son mari, Mme Ernest Dargent nous expose ses raisons. - Il fallait respecter, dit-elle, le serment fait au mort. - Un prêtre seul pouvait toucher au cadavre.

M. Ernest Dargent. habite, avec sa femme 5, rue de la Chaise, un petit appartement, meublé avec un goût exquis de bibelots et d'objets d'art. Nous eussions voulu recueillir les explications du fils du peintre Yan' Dargent, mais il était absent lorsque nous nous sommes présenté chez lui. C'est sa femme qui nous a reçu. Mme Dargent est une personne d'une rare distinction. Son fin visage, qu'éclairent de grands yeux, très expressifs, est auréolé de cheveux blancs. Je suis heureuse de voir un journaliste, nous dit-elle, et je vais vous expliquer, bien franchement, les raisons qui nous ont fait agir. Sachez d'abord que l'ossuaire où nous avons placé le chef de mon beau-père ne contenait pas seulement celui de sa mère, Mme Dargent, mais aussi ceux de son grand-père et de l'un de ses oncles. Le peintre Yan' Dargent était un imaginatif. L'idée que son corps se décomposerait après la mort lui était insupportable. La partie de sa personne qu'il tenait, par-dessus tout à préserver de la pourriture, selon son expression, était son crâne. Il y tenait pour deux raisons. D'abord, parce que le " chef ", siège de la pensée, était, pour lui, l'expression de l'immatérialité. Ensuite, parce que, au point de vue physiologique, son crâne offrait, affirmait-il, un réel intérêt ; il était d'une conformation toute spéciale - très pointu à l'arrière - et le peintre exprimait fréquemment le désir qu'il fût, pour cela aussi conservé avec soin. À diverses reprises, mon beau-père nous fit jurer, à mon mari et à moi, d'exécuter fidèlement, sans faiblesse, ses dernières volontés. Or, à son lit de mort, alors qu'il avait encore toute sa raison, il nous répéta ce que maintes fois, au cours de nos entretiens intimes, il nous avait dit : je veux être enterré à Saint-Servais et je vous demande de faire, le plus tôt que vous le pourrez, le nécessaire pour que mon crâne ne pourrisse pas dans la terre. Nous lui jurâmes encore de nous conformer à ses instructions. Ainsi qu'il l'avait demandé, sa dépouille mortelle fut transportée à Saint-Servais, bien que la famille possédât à Paris, un caveau dans lequel repose ma belle-mère. Contrairement à ce que l'on a raconté à votre collaborateur, il n'y eut pas d'embaumement. Nous nous contentâmes, ainsi que cela se pratique fréquemment, de répandre dans la bière des antiseptiques. Nous aurions pu procéder à l'exhumation au bout de cinq ans ; mais nous avons préféré attendre encore trois années. Avant de nous rendre à Saint-Servais nous sommes allés, effectivement, faire visite à notre ami, M. Hémon, député du Finistère, mais nous lui avons demandé simplement si l'exhumation serait, autorisée sans difficulté. Pas un instant il ne fut question de l'opération que nous nous proposions de pratiquer, tant elle nous semblait naturelle. N'en fait-on pas autant, chaque jour, dans les écoles de médecine et dans les amphithéâtres des hôpitaux.

Mme Dargent revendique toute responsabilité

C'est d'une voix nette, sans émotion apparente que Mme Ernest Dargent poursuit que le cadavre était déjà desséché. Nous comptions détacher nous-mêmes la tête du tronc. Rien de plus facile : un simple coup sec sur la nuque pour briser les os… Au dernier moment, cependant, mon mari se montra hésitant. Ce fut moi qui décidai d'aller jusqu'au bout « Nous avons promis, lui dis-je, ton père agonisant de placer sa tête dans l'ossuaire. Le moment est venu de tenir parole... Après, il sera trop tard. M'adressant alors au recteur et non aux autres personnes, car je n'aurais pas admis qu'un étranger, sauf un prêtre, portât la main sur le corps de notre cher défunt, je lui demandai de vouloir bien procéder lui-même à la funèbre opération. Il s'exécuta sans hésiter, et trois minutes plus tard, la tête se trouvait dans l'ossuaire. Quand mon mari apprit que les journaux racontaient ce qui s'était passé dans le cimetière de Saint-Servais, il écrivit au procureur de la République de Morlaix, pour lui annoncer qu'il se tenait à sa disposition afin de lui fournir toutes les explications dont il pourrait avoir besoin. Jusqu'ici, on ne nous a rien demandé. »

Elle ne veut compromettre personne

En terminant, notre interlocutrice nous dit : " Je ne veux compromettre personne. C'est pourquoi, même si j'y suis obligée par un juge d'instruction, je ne citerai aucun nom. Mais je connais nombre de familles des plus honorables où la même cérémonie funèbre a été pratiquée sans que le parquet ni le public se fussent aucunement émus. "

----------------------------------------------------------------------------


Ernest Dargent fut finalement disculpé. Mais, sans doute accablé par cette histoire, il mourut quelques jours après la délibération du tribunal.

Je veux maintenant conclure ce post sur un signe.

En 1879, la traduction de Artaud de Montor de La Divine Comédie de Dante et illustrée par Yan' Dargent fut publiée par Garnier frères éditions. Au chant vingt huitième, on peut lire ceci :

 Je vis un de ces coupables (je crois le voir encore) marcher, avec le triste troupeau, comme tous les autres, mais privé de sa tête. Il la tenait à la main suspendue comme une lanterne dont il semblait s'éclairer. Cette tête nous regardait, et la bouche disait : « Hélas ! » Comment peut-il se trouver deux corps en un seul, et une seule âme en deux corps ? L'inventeur de tels supplices sait, lui seul, comment ils peuvent s'accorder avec les lois de la nature . Quand il fut arrivé près du pont, le damné souleva sa tête pour me faire mieux entendre ces paroles lamentables : « Vois ma douleur cruelle, toi qui, pendant ta vie, peux visiter l'empire des morts ! As-tu jamais été témoin d'un tourment plus affreux ? Apprends, si tu veux parler de moi, que je fus Bertrand de Born, qui donnai des conseils funestes au roi Jean. J'armai le fils contre le père : Achitofel n'excita pas, par de plus lâches instigations, Absalon contre David. Parce que je divisai des êtres nés pour vivre tendrement unis, je porte ma tête séparée de son principe, qui reste dans ce tronc informe. C'est ainsi que le talion, mon châtiment, retrace ma conduite criminelle.

Un passage que Yan' Dargent illustrera de la façon suivante : 

J'ajoute que la traduction française la plus récente de ce passage (traduction de Jacqueline Risset)  s'exprime comme ceci :

Je vis, en vérité, et crois encore le voir,
un corps aller sans tête, comme faisaient aussi
les autres qui formaient ce triste troupeau.
Il tenait sa tête coupée par les cheveux,
suspendue à la main comme une lanterne :
elle nous regardait, et disait : " Hélas ! "
De soi-même à soi-même il faisait un flambeau ;
ils étaient deux en un, et un en deux :
comment cela se peut, seul le sait qui l'ordonne.
Quand il fut juste au pied du pont,
il éleva en l'air le bras avec la tête,
pour rapprocher ses paroles de nous,
qui furent : " Vois donc la peine épouvantable,
toi qui vivant, viens visiter les morts :
vois si aucune est aussi grande ;
et pour que de moi tu portes des nouvelles,
sache que je suis Bertrand de Born, celui
qui donna les mauvais conseils au jeune roi.
Je fis se haïr entre eux père et fils :
Architofel, par ses pointes perfides,
ne fit pas plus contre David et Absalon.
Pour avoir divisé deux personnes si proches
Je porte, hélas ! mon cerveau séparé
de son principe, qui est dans ce tronc.
Ainsi s'observe en moi la loi du Talion.

Bébé pépé

Bébé pépé, 2023, Acrylique sur toile, 40x30, ©guillaume pinard À plusieurs reprises, il m'est arrivé de prendre des poupées comme modèle...