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Pour une goutte, 2015 fusain sur papier 60x42 cm © guillaume pinard |
Il y a des œuvres qui vous collent à la peau et vers lesquels vous revenez toujours irrémédiablement sans parvenir à en épuiser le magnétisme. Quand c'est une rencontre de jeunesse, l'attachement n'en est que plus obsédant. En ce qui me concerne, Oedipe explique l'énigme du sphinx de Jean-Auguste-Dominique Ingres est de ce nombre.
“ Le Sphinx, envoyée par Héra en Béotie à la suite du meurtre du roi de Thèbes, Laïos, commence à ravager les champs et à terroriser les populations. Ayant appris des Muses une énigme, elle déclare qu'elle ne quittera la province que lorsque quelqu'un l'aura résolue, ajoutant qu'elle tuera quiconque échouera. Le régent, Créon, promet alors la main de la reine veuve Jocaste et la couronne de Thèbes à qui débarrassera la Béotie de ce fléau. De nombreux prétendants s'y essaient, mais tous périssent. Arrive Œdipe, la Sphinx lui demande
τί ἐστιν ὃ μίαν ἔχον φωνὴν τετράπουν καὶ δίπουν καὶ τρίπουν γίνεται
« Quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir ? »
(Apollodore, Bibliothèque, III, 5, 8)
« (…) Œdipe trouva la solution : il s’agissait de l’homme. De fait, lorsqu’il est enfant, il a quatre jambes, car il se déplace à quatre pattes ; adulte, il marche sur deux jambes ; quand il est vieux, il a trois jambes, lorsqu’il s’appuie sur son bâton »
(ibid.)
Ce tableau fut d'abord une étude de figure envoyée par Ingres depuis Rome à Paris pour y être soumise aux membres de l'institut. La version du Louvre présente cette version de 1808 qui fut retravaillée jusqu'à être présentée au salon en 1827. Il existe deux autres versions : la première date de 1826 (environ) et se trouve à la National Gallery de Londres quand la seconde de 1864 se trouve au Walters Art Museum de Baltimore.
Mais c'est la version du Louvre que j'ai d'abord rencontré et c'est à celle-ci que je veux me rapporter. Comme pour toute oeuvre emblématique d'un maître canonisé par l'histoire de l'art, tout a été écrit sur cette peinture. Y compris les hypothèses les plus ésotériques. Comme cette lecture qui voudrait que le N inversé dans la signature d'Ingres (sur le rocher) indique qu'il faudrait regarder le tableau avec son reflet dans un miroir. En ce prêtant à cette manipulation, on voit alors apparaitre un caveau d'où émergent les deux pieds d'un cadavre et, à son sommet, le sphinx dédoublé que les exégètes de cette thèse interprètent comme le socle de l'arche d'alliance.
Pour séduisante que cette hypothèse puisse paraître, je la crois fausse.
Tout d'abord, le N inversé est un symbole. Il est le symbole du Christ
fait homme. Il figure le poisson qui est le premier signe des chrétiens.
Beaucoup d'artistes l'ont utilisé et il y a tout lieu de croire
qu'Ingres, grand lettré qui souhaitait parler précisément de l'homme et
en renouveler les canons ait introduit ce signe pour souligner son
dessein. Par ailleurs, pourquoi Ingres n'aurait-il pas poussé cette
hypothèse dans la version de Baltimore, où de Londres ? Qu'Ingres est
utilisé un miroir pour peindre n'est pas exclu. L'emploi de cette
technique est banale chez les peintres afin d'équilibrer la composition
du tableau. De là à compter sur la présence de cet accessoire pour
révéler le sens de l’œuvre, il y a un monde.
Comme je l'ai évoqué au début de ce post, j'ai découvert ce tableau
encore très jeune alors que je ne connaissais rien d'Ingres, d’œdipe,
du sphinx, ni de tout le reste ; et j'ai cru que l'artiste avait voulu
représenter un peintre. J'y ai pensé parce qu'en m'approchant du
tableau, j'ai d'abord cru qu’Œdipe portait des bâtons d'appui, une
palette et un chiffon en lieu et place de ses lances, de son chapeau et
de sa draperie. Naturellement, par la suite, en ne trouvant pas de
commentaire pour consolider cette hypothèse, je me suis rangé derrière
l'évidence que j'investissais le tableau d'une interprétation oiseuse.
Cependant, un détail m'a toujours empêché de l'abandonner tout à fait.
Une goutte ! Une goutte qui semble s'étirer au bas de la draperie d’œdipe. On la trouve aussi dans la version de Londres, mais elle
disparait dans celle de Baltimore.
Comment un peintre aussi précis peut-il laisser cette étrange forme
pendouiller au bas de cette draperie. Comment ce maître de la ligne
peut-il renoncer à soigner cette extrémité pour concéder la laisser
bailler à
deux reprises ? J'ai regardé des dizaines d'études de draperies qu'il a
réalisé à différentes époques. Il en existe un grand nombre de ce genre,
sans qu'on y trouve jamais cette petite protubérance.
Et étrangement, on y voit le Tintoret (qui terrifie son ami L'Aretin avec une arme, alors qu'il est venu poser, sans savoir que le Tintoret ne souhaite utiliser son pistolet que pour prendre ses mesures) dans une position très proche d'Œdipe. Ses pieds surtout. Et l'estrade qui vaut pour le rocher.
Et aussitôt mon intuition reprend de l'embellie.




