dimanche 28 septembre 2014

Pupille

Pupille © guillaume pinard

Enfant, il y avait chez moi un buste en staff représentant une jeune femme. Cette femme était très belle et je dois confesser ici avoir déjà cédé à la tentation de lui porter un baiser tel Pygmalion espérant donner vie à sa créature de pierre. Ce buste avait été représenté en peinture par mon grand-père et le tableau se trouvait alors accroché dans la même pièce. Je sais aujourd'hui que cette proximité entre le buste et la peinture, le visage en volume et sa représentation en deux dimensions a initié chez moi la découverte d'un mystère que je n'ai toujours pas épuisé. Je pense avoir senti qu'un humain pouvait, par la magie d'une transformation, circuler dans d'autres mondes et continuer d'exister au-delà de sa vie biologique. Je n'avais jamais rencontré le modèle qui avait servi à modeler le buste pas plus que l'artiste qui l'avait formé, je ne connaissais pas mon grand-père, disparu avant ma naissance et qui avait peint le tableau, mais une vitalité continuait de circuler dans cet ensemble. Je crois être fidèle à mon imaginaire d'enfant en disant que je nourrissais la conviction qu'en touchant le buste ou en me projetant mentalement dans le tableau à l'intérieur desquels je reconnaissais une forme de vie, je pourrai certainement avoir accès à un monde invisible, celui où circulait les esprits qui avaient été à l'origine de ces apparitions. Ainsi, très tôt, ai-je commencé à considérer les œuvres d'art comme des portes ; et je peux affirmer que c'est à leurs seuils que je cherche encore à me tenir.

Depuis quelques années, je réalise de grands dessins muraux au fusain dans lesquels je reproduis des tableaux de peintres disparus. La taille de ces dessins, la difficulté physique que demande ces réalisations, comme le sentiment d'être entièrement plongé à l'intérieur de l'image sont les conditions nécessaires pour aller à la rencontre de l'artiste qui la initiée, pour franchir le seuil de la porte et espérer toucher du bout du doigt cet autre monde. Ces dessins sont impossibles à conserver et je pense désormais sérieusement qu'il serait dommageable qu'ils puissent l'être. Le temps de formation de l'image, sa présentation dans un temps déterminé, comme la fragilité de leur consistance - qu'une main curieuse peut complètement effacer - sont les conditions nécessaires à l'expérience. Il faut qu'au terme de l'exposition, la porte se referme, que le tableau ne soit pas exposé aux grands vents. Cette activité relève en sorte d'une forme d'entretien qui consiste à soigner et préserver des chemins disponibles entre mon univers physique, tangible, rationnel avec l'espace invisible d'un au-delà, afin de maintenir l'exercice de correspondances actives dans l'espace et le temps.

Au fond, toute œuvre est un visage et c'est à ce vis-à-vis que je veux pouvoir me confronter. Je veux répondre à un signal. Ces dessins sont une façon de répondre à qui me parle depuis un au-delà, sans que je sache vraiment à quoi correspond cette localité.

De la même manière, la réalisation de Pupille, une poupée qui représente le peintre Thomas Couture répond à ces principes. Pour des raisons difficiles à démêler, Thomas Couture s'est imposé à moi lorsque je suis venu à Lizières afin de préparer mon projet. Il m'est alors venu à l'esprit de l'y faire apparaitre sous une forme qui pourrait concerner les enfants. Une poupée présentée durant toute la durée de la manifestation - qui serait durant ce temps, le support de récits - puis qui disparaitrait à son terme pour être enterrée dans le parc du château.

Hopi Badger Kachina c.1960

Pupille © guillaume pinard
Dans la culture des indiens Hopi, les poupées (tihu) sont utilisées pour familiariser les enfants avec les esprits (katsinam*) dont la construction analogique de chacun d'entre-eux est très complexe. Aussi, les poupées sont-elles des supports pédagogiques pour raconter l'histoire, la vie et les bienfaits de ces esprits. Les Katsinam apparaissent sous la forme de danseurs masqués et parés durant des cérémonies qui se déroulent sur une période allant de décembre à juillet. Ils règlent tous les problèmes de la société Hopi. C'est aussi à cette occasion que les Katsinam offrent des poupées à leur effigie aux enfants qui, non initiés aux rituels ne doivent surtout pas reconnaitre leurs parents cachés sous les masques.

Dans un texte : le père noêl supplicié parut en 1952 dans la revue Les temps modernes, où il compare le rôle initiatique des Katsinam avec celui du père noël, Claude Levi-Strauss écrit :

“Prenons comme exemple le rituel des katchina propre aux Indiens Pueblo, dont nous avons déjà parlé. Si les enfants sont tenus dans l’ignorance de la nature humaine des personnages incarnant les katchina, est-ce seulement pour qu’ils les craignent ou les respectent, et se conduisent en conséquence? Oui, sans doute, mais cela n’est que la fonction secondaire du rituel; car il y a une autre explication, que le mythe d’origine met parfaitement en lumière. Ce mythe explique que les katchina sont les âmes des premiers enfants indigènes, dramatiquement noyés dans une rivière à l’époque des migrations ancestrales. Les katchina sont donc, à la fois, preuve de la mort et témoignage de la vie après la mort. Mais il y a plus : quand les ancêtres des Indiens actuels se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte que les katchina venaient chaque année leur rendre visite et qu’en partant elles emportaient les enfants. Les indigènes, désespérés de perdre leur progéniture, obtinrent des katchina qu’elles restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les représenter chaque année au moyen de masques et de danses. Si les enfants sont exclus du mystère des katchina, ce n’est donc pas, d’abord ni surtout, pour les intimider. Je dirais volontiers que c’est pour la raison inverse : c’est parce qu’ils sont les katchina. Ils sont tenus en dehors de la mystification, parce qu’ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les masques et avec les vivants, mais avec les Dieux et avec les morts; avec les Dieux qui sont morts. Et les morts sont les enfants. Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La « non-initiation » n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. Au cours même du rituel, les rôles sont d’ailleurs souvent intervertis, et à plusieurs reprises, car la dualité engendre une réciprocité de perspectives qui, comme dans le cas des miroirs se faisant face, peut se répéter à l’infini : si les non-initiés sont les morts, ce sont aussi des super-initiés; et si, comme cela arrive souvent aussi, ce sont les initiés qui personnifient les fantômes des morts pour épouvanter les novices, c’est à ceux-ci qu’il appartiendra, dans un stade ultérieur du rituel, de les disperser et de prévenir leur retour. Sans pousser plus avant ces considérations qui nous éloigneraient de notre propos, il suffira de se rappeler que, dans la mesure où les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d’une sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants.”

Fasciné par ces mouvements, je veux pouvoir envisager les processus d'initiation entre maître et pupille, initié et non initié, vivant et mort comme le cœur de ce que je veux voir s'affirmer dans la relation des humains avec la représentation.

Je conclue ce texte avec un court témoignage de Mickael Kabotie. Mickael Kabotie était un artiste Hopi (1942-2009). Son art était inspiré de la culture de ses ancêtres tout en cherchant des formules nouvelles pour honorer ce patrimoine.
Dans le documentaire Arts du mythe : poupée Hopi de Ludovic Segarra, il dit ceci :

" Jawlensky**, je regarde souvent ses visages et ce que je fais est une manière de répondre à Jawlensky. Ça me rappelle tellement les kachinas. Celle là. Très simple. On dirait la pluie. Ça ressemble au visage de ce kachina-là. Regardez juste le visage. Je dis souvent en plaisantant que Jawlensky est mon parrain. Parce qu'il comprend la signification des kachinas. On se trouve des parrains dans des drôles d'endroits ! "



 *Katsinam est le pluriel de Katsina. En français on utilise plus volontiers le terme Katchina.
**Jawlensky : peintre russe né en 1864 et mort en 1941

Conférence en ligne Nature, parure et cosmos des Katsinam, par Patrick Pérez. 

Dans la nuit du 10 au 11 octobre, j'ai enterré "Pupille" dans le parc du Château sans que personne ne sache où exactement. L'ombre de Thomas Couture flotte désormais sur tout le parc.




mardi 9 septembre 2014

Pour une goutte

Pour une goutte, 2015 fusain sur papier 60x42 cm © guillaume pinard


Il y a des œuvres qui vous collent à la peau et vers lesquels vous revenez toujours irrémédiablement sans parvenir à en épuiser le magnétisme. Quand c'est une rencontre de jeunesse, l'attachement n'en est que plus obsédant. En ce qui me concerne, Oedipe explique l'énigme du sphinx de Jean-Auguste-Dominique Ingres est de ce nombre.

Œdipe explique l'énigme du Sphinx, 1808, huile sur toile, 189 x 144 cm, Musée du Louvre


Le passage est célèbre :

“ Le Sphinx, envoyée par Héra en Béotie à la suite du meurtre du roi de Thèbes, Laïos, commence à ravager les champs et à terroriser les populations. Ayant appris des Muses une énigme, elle déclare qu'elle ne quittera la province que lorsque quelqu'un l'aura résolue, ajoutant qu'elle tuera quiconque échouera. Le régent, Créon, promet alors la main de la reine veuve Jocaste et la couronne de Thèbes à qui débarrassera la Béotie de ce fléau. De nombreux prétendants s'y essaient, mais tous périssent. Arrive Œdipe, la Sphinx lui demande 
τί ἐστιν ὃ μίαν ἔχον φωνὴν τετράπουν καὶ δίπουν καὶ τρίπουν γίνεται
« Quel être, pourvu d’une seule voix, a d’abord quatre jambes le matin, puis deux jambes le midi, et trois jambes le soir ? »
(Apollodore, Bibliothèque, III, 5, 8)
« (…) Œdipe trouva la solution : il s’agissait de l’homme. De fait, lorsqu’il est enfant, il a quatre jambes, car il se déplace à quatre pattes ; adulte, il marche sur deux jambes ; quand il est vieux, il a trois jambes, lorsqu’il s’appuie sur son bâton »
(ibid.)
Furieuse de se voir percée à jour, la Sphinx se jette du haut de son rocher (ou des remparts de Thèbes selon les auteurs) et meurt. C'est ainsi que, Créon tenant sa promesse, Œdipe devient l'époux de Jocaste, contractant ainsi avec sa mère une union incestueuse. ” Wikipédia.

Ce tableau fut d'abord une étude de figure envoyée par Ingres depuis Rome à Paris pour y être soumise aux membres de l'institut. La version du Louvre présente cette version de 1808 qui fut retravaillée jusqu'à être présentée au salon en 1827. Il existe deux autres versions : la première date de 1826 (environ) et se trouve à la National Gallery de Londres quand la seconde de 1864 se trouve au Walters Art Museum de Baltimore.

Mais c'est la version du Louvre que j'ai d'abord rencontré et c'est à celle-ci que je veux me rapporter. Comme pour toute oeuvre emblématique d'un maître canonisé par l'histoire de l'art, tout a été écrit sur cette peinture. Y compris les hypothèses les plus ésotériques. Comme cette lecture qui voudrait que le N inversé dans la signature d'Ingres (sur le rocher) indique qu'il faudrait regarder le tableau avec son reflet dans un miroir. En ce prêtant à cette manipulation, on voit alors apparaitre un caveau d'où émergent les deux pieds d'un cadavre et, à son sommet, le sphinx dédoublé que les exégètes de cette thèse interprètent comme le socle de l'arche d'alliance.

Pour séduisante que cette hypothèse puisse paraître, je la crois fausse. Tout d'abord, le N inversé est un symbole. Il est le symbole du Christ fait homme. Il figure le poisson qui est le premier signe des chrétiens. Beaucoup d'artistes l'ont utilisé et il y a tout lieu de croire qu'Ingres, grand lettré qui souhaitait parler précisément de l'homme et en renouveler les canons ait introduit ce signe pour souligner son dessein. Par ailleurs, pourquoi Ingres n'aurait-il pas poussé cette hypothèse dans la version de Baltimore, où de Londres ? Qu'Ingres est utilisé un miroir pour peindre n'est pas exclu. L'emploi de cette technique est banale chez les peintres afin d'équilibrer la composition du tableau. De là à compter sur la présence de cet accessoire pour révéler le sens de l’œuvre, il y a un monde.

Comme je l'ai évoqué au début de ce post, j'ai découvert ce tableau encore très jeune alors que je ne connaissais rien d'Ingres, d’œdipe, du sphinx, ni de tout le reste ; et j'ai cru que l'artiste avait voulu représenter un peintre. J'y ai pensé parce qu'en m'approchant du tableau, j'ai d'abord cru qu’Œdipe portait des bâtons d'appui, une palette et un chiffon en lieu et place de ses lances, de son chapeau et de sa draperie. Naturellement, par la suite, en ne trouvant pas de commentaire pour consolider cette hypothèse, je me suis rangé derrière l'évidence que j'investissais le tableau d'une interprétation oiseuse. Cependant, un détail m'a toujours empêché de l'abandonner tout à fait. Une goutte ! Une goutte qui semble s'étirer au bas de la draperie d’œdipe. On la trouve aussi dans la version de Londres, mais elle disparait dans celle de Baltimore.

Comment un peintre aussi précis peut-il laisser cette étrange forme pendouiller au bas de cette draperie. Comment ce maître de la ligne peut-il renoncer à soigner cette extrémité pour concéder la laisser bailler à deux reprises ? J'ai regardé des dizaines d'études de draperies qu'il a réalisé à différentes époques. Il en existe un grand nombre de ce genre, sans qu'on y trouve jamais cette petite protubérance.                                                                                     
 
Je cherche les documents susceptibles de m'écarter définitivement de l'hypothèse qu'Oedipe soit le portrait d'un peintre. Quand je découvre à l'instant un tableau d'Ingres que je ne connaissais pas. L'Aretin et le Tintoret (collection privée). Un tableau réalisé également à Rome, en 1815, à une époque où l'étude de 1808 est encore en cours de développement.


Et étrangement, on y voit le Tintoret (qui terrifie son ami L'Aretin avec une arme, alors qu'il est venu poser, sans savoir que le Tintoret ne souhaite utiliser son pistolet que pour prendre ses mesures) dans une position très proche d'Œdipe. Ses pieds surtout. Et l'estrade qui vaut pour le rocher.

Et aussitôt mon intuition reprend de l'embellie.

Bébé pépé

Bébé pépé, 2023, Acrylique sur toile, 40x30, ©guillaume pinard À plusieurs reprises, il m'est arrivé de prendre des poupées comme modèle...