![]() |
| Pupille © guillaume pinard |
Enfant, il y avait chez moi un buste en staff représentant une jeune
femme. Cette femme était très belle et je dois confesser ici avoir déjà
cédé à la tentation de lui porter un baiser tel Pygmalion espérant
donner vie à sa créature de pierre. Ce buste avait été représenté en
peinture par mon grand-père et le tableau se trouvait alors accroché
dans la même pièce. Je sais aujourd'hui que cette proximité entre le
buste et la peinture, le visage en volume et sa représentation en deux
dimensions a initié chez moi la découverte d'un mystère que je n'ai
toujours pas épuisé. Je pense avoir senti qu'un humain pouvait, par la
magie d'une transformation, circuler dans d'autres mondes et continuer
d'exister au-delà de sa vie biologique. Je n'avais jamais rencontré le
modèle qui avait servi à modeler le buste pas plus que l'artiste qui
l'avait formé, je ne connaissais pas mon grand-père, disparu avant ma
naissance et qui avait peint le tableau, mais une vitalité continuait de
circuler dans cet ensemble. Je crois être fidèle à mon imaginaire
d'enfant en disant que je nourrissais la conviction qu'en touchant le
buste ou en me projetant mentalement dans le tableau à l'intérieur
desquels je reconnaissais une forme de vie, je pourrai certainement
avoir accès à un monde invisible, celui où circulait les esprits qui
avaient été à l'origine de ces apparitions. Ainsi, très tôt, ai-je
commencé à considérer les œuvres d'art comme des portes ; et je peux
affirmer que c'est à leurs seuils que je cherche encore à me tenir.
Depuis
quelques années, je réalise de grands dessins muraux au fusain dans
lesquels je reproduis des tableaux de peintres disparus. La taille de
ces dessins, la difficulté physique que demande ces réalisations, comme
le sentiment d'être entièrement plongé à l'intérieur de l'image sont les
conditions nécessaires pour aller à la rencontre de l'artiste qui la
initiée, pour franchir le seuil de la porte et espérer toucher du bout
du doigt cet autre monde. Ces dessins sont impossibles à conserver et je
pense désormais sérieusement qu'il serait dommageable qu'ils puissent
l'être. Le temps de formation de l'image, sa présentation dans un temps
déterminé, comme la fragilité de leur consistance - qu'une main curieuse
peut complètement effacer - sont les conditions nécessaires à
l'expérience. Il faut qu'au terme de l'exposition, la porte se referme,
que le tableau ne soit pas exposé aux grands vents. Cette activité
relève en sorte d'une forme d'entretien qui consiste à soigner et
préserver des chemins disponibles entre mon univers physique, tangible,
rationnel avec l'espace invisible d'un au-delà, afin de maintenir
l'exercice de correspondances actives dans l'espace et le temps.
Au
fond, toute œuvre est un visage et c'est à ce vis-à-vis que je
veux pouvoir me confronter. Je veux répondre à un signal. Ces dessins
sont une façon de répondre à qui me parle depuis un au-delà, sans que je
sache vraiment à quoi correspond cette localité.
De la
même manière, la réalisation de Pupille, une poupée qui représente le
peintre Thomas Couture répond à ces principes. Pour des raisons
difficiles à démêler, Thomas Couture s'est imposé à moi lorsque je suis
venu à Lizières afin de préparer mon projet. Il m'est alors venu à
l'esprit de l'y faire apparaitre sous une forme qui pourrait concerner
les enfants. Une poupée présentée durant toute la durée de la
manifestation - qui serait durant ce temps, le support de récits - puis
qui disparaitrait à son terme pour être enterrée dans le parc du
château.
![]() |
| Hopi Badger Kachina c.1960 |
![]() |
| Pupille © guillaume pinard |
Dans un texte : le père noêl supplicié parut en 1952 dans la revue Les temps modernes, où il compare le rôle initiatique des Katsinam avec celui du père noël, Claude Levi-Strauss écrit :
“Prenons comme exemple le rituel des katchina propre aux Indiens Pueblo, dont nous avons déjà parlé. Si les enfants sont tenus dans l’ignorance de la nature humaine des personnages incarnant les katchina, est-ce seulement pour qu’ils les craignent ou les respectent, et se conduisent en conséquence? Oui, sans doute, mais cela n’est que la fonction secondaire du rituel; car il y a une autre explication, que le mythe d’origine met parfaitement en lumière. Ce mythe explique que les katchina sont les âmes des premiers enfants indigènes, dramatiquement noyés dans une rivière à l’époque des migrations ancestrales. Les katchina sont donc, à la fois, preuve de la mort et témoignage de la vie après la mort. Mais il y a plus : quand les ancêtres des Indiens actuels se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte que les katchina venaient chaque année leur rendre visite et qu’en partant elles emportaient les enfants. Les indigènes, désespérés de perdre leur progéniture, obtinrent des katchina qu’elles restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les représenter chaque année au moyen de masques et de danses. Si les enfants sont exclus du mystère des katchina, ce n’est donc pas, d’abord ni surtout, pour les intimider. Je dirais volontiers que c’est pour la raison inverse : c’est parce qu’ils sont les katchina. Ils sont tenus en dehors de la mystification, parce qu’ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les masques et avec les vivants, mais avec les Dieux et avec les morts; avec les Dieux qui sont morts. Et les morts sont les enfants. Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La « non-initiation » n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. Au cours même du rituel, les rôles sont d’ailleurs souvent intervertis, et à plusieurs reprises, car la dualité engendre une réciprocité de perspectives qui, comme dans le cas des miroirs se faisant face, peut se répéter à l’infini : si les non-initiés sont les morts, ce sont aussi des super-initiés; et si, comme cela arrive souvent aussi, ce sont les initiés qui personnifient les fantômes des morts pour épouvanter les novices, c’est à ceux-ci qu’il appartiendra, dans un stade ultérieur du rituel, de les disperser et de prévenir leur retour. Sans pousser plus avant ces considérations qui nous éloigneraient de notre propos, il suffira de se rappeler que, dans la mesure où les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d’une sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants.”
Fasciné par ces mouvements, je veux pouvoir envisager les processus d'initiation entre maître et pupille, initié et non initié, vivant et mort comme le cœur de ce que je veux voir s'affirmer dans la relation des humains avec la représentation.
Je conclue ce texte avec un court témoignage de Mickael Kabotie. Mickael Kabotie était un artiste Hopi (1942-2009). Son art était inspiré de la culture de ses ancêtres tout en cherchant des formules nouvelles pour honorer ce patrimoine.
Dans le documentaire Arts du mythe : poupée Hopi de Ludovic Segarra, il dit ceci :
" Jawlensky**, je regarde souvent ses visages et ce que je fais est une manière de répondre à Jawlensky. Ça me rappelle tellement les kachinas. Celle là. Très simple. On dirait la pluie. Ça ressemble au visage de ce kachina-là. Regardez juste le visage. Je dis souvent en plaisantant que Jawlensky est mon parrain. Parce qu'il comprend la signification des kachinas. On se trouve des parrains dans des drôles d'endroits ! "
*Katsinam est le pluriel de Katsina. En français on utilise plus volontiers le terme Katchina.
**Jawlensky : peintre russe né en
1864 et mort en 1941
Conférence en ligne Nature, parure et cosmos des Katsinam, par Patrick Pérez.
Dans la nuit du 10 au 11 octobre, j'ai
enterré "Pupille" dans le parc
du Château sans que personne ne sache où exactement. L'ombre de Thomas Couture flotte désormais sur tout le parc.











