mardi 20 octobre 2020

Hélène

Hélène, 2020, graphite et crayon de couleur sur papier, 21x29,7cm, © guillaume pinard

Je ne sais plus ce que vaut l'hypothèse d'une vacance existentielle, d'une pratique flottante et invisible de l'écriture, du dessin, de la musique - que sais-je - dans un système où nous valorisons la moindre action par une demande d'adhésion immédiate. Je ne sais plus ce que vaut encore ce mouvement qui défendait l'idée d'une forme improductive et émancipatrice de la pensée, ce bond gratuit dans l'élaboration de la subjectivé, quand la précarité des intelligences est industrialisée et que toutes les productions artistiques, intellectuelles sont livrées aux services commerciaux des entreprises. Je ne sais plus ce que vaut une idée, une œuvre d'art, lorsqu'elle n'est même plus une marchandise, mais une simple donnée parmi toutes les autres, destinée - comme un mouchard - à capter, localiser, tracer l'attention d'un, d'une internaute dans l'océan des clics. Je ne sais plus ce que véhiculent les formes dans un catalogue soumis aux sondages populaires plus qu'à l'examen des contenus. Et pourtant, je n'aime rien tant que cet élargissement du visible, rien tant que l'extension des possibles et la multiplication des prescripteurs ; et j'ai toujours envie de participer. Alors quoi ?

Hélène Reimann (1893 Breslau/Pologne 1987 Bayreuth/Allemagne) était mère de sept enfants. Elle était marchande de chaussures. La schizophrénie l'a progressivement condamnée à faire des séjours répétés à l'hôpital psychiatrique. Il faudra la protection d'une de ses filles pour qu'elle échappe au plan Aktion T4 (campagne d'extermination d'adultes handicapés physiques et mentaux) de l'Allemagne nazie. À partir de 1949, Hélène Reimann fut définitivement internée dans l'hôpital psychiatrique de Bayreuth. Elle y passa la plupart de son temps à dessiner. Elle dessina tout ce dont elle était désormais privée et qu'elle ne voulait pas voir disparaître : des vêtements, des chaussures, des intérieurs, des meubles, quelques animaux, des portraits, des fleurs. Tous les dessins que nous connaissons d'elle ont été réalisés entre 1973 et 1987. Entre 1949 et 1973, le personnel de l'hôpital avait l'ordre de débusquer et détruire tous les dessins qu'Hélène Reiman réalisait et cachait sous son matelas, dans ces draps, sous son oreiller. Il faudra l'arrivée du professeur Bœker à la direction de l'établissement pour qu'elle puisse les conserver. Hélène Reimann a donc maintenu inlassablement - contre la coercition de l'institution dans laquelle elle était prétendument soignée - son travail de dessin pendant 24 ans. Rien ni personne n'a pu endiguer la nécessité de cette femme de reconstituer le théâtre de sa mémoire.

C'est peut-être trop facile d'utiliser l'histoire d'Hélène Reimann comme contrepoint à la surexposition et au commerce des objets de la pensée, de la tenir comme un exemple radical de résistance aux normes et aux exigences institutionnelles. On m'objectera qu'Hélène Reimann ne participait pas et n'a jamais participé au "jeu de l'art", qu'elle ne nourrissait aucune ambition artistique, aucune recherche plastique, qu'elle n'a probablement jamais porté un regard critique sur ses dessins ou son enfermement, qu'elle était folle. Peut-être, mais le diamant noir que forment la vie et la résistance de cette femme, le rapport brûlant qu'elle a entretenu avec l'acte de tracer, la force subversive de son geste nous oblige à considérer ses dessins comme des étincelles qui crépitent et éclairent l'abîme d'un être écorché par le monde en se dressant contre ce monde ; parce que ses dessins témoignent de la permanence obstinée d'un éclat au cœur de chaque individu et de l'inaliénabilité de cet éclat.

Ainsi, devant Hélène Reimann et quitte à jouer avec la roulette des algorithmes pour flatter notre existence ou l'économie de nos réalisations, quitte a plonger dans l'eau saumâtre des réseaux, l'indifférenciation de ses repères, il faut maintenir l'exigence à laquelle nous sommes tenu.e.s de mesurer chaque jour ce qui mérite ou pas d'être caché sous l'oreiller.

Hélène Reimann, Mobilier, avant 1987, crayon graphite et crayon de couleur sur papier fin réglé 
(type bloc de papier à lettres), 29,5 x 20,8 cm, © Crédit photo : Nicolas Dewitte, Collection du Lam


lundi 31 août 2020

Marlon Brando au tribunal des images

Vous êtes ici, 60x60 cm, acrylique sur toile, 2020, © guillaume pinard

Une séquence du film Superman de Richard Donner (1978) me retient depuis sa découverte il y a maintenant quelques décennies. 

Nous sommes au début du film. Nous venons d'arriver sur la planète Krypton. Sous le dôme immaculé d'un tribunal, Marlon Brando, alias Jor-El, énonce - en procureur général - les charges retenues contre trois révolutionnaires kryptoniens : Ursa, Non et le général Zod. Accusés de haute trahison contre l'ordre établi, leur procès est vite expédié et la sentence immédiate. Le dôme s'ouvre alors comme une paupière sur un iris, plateau circulaire au centre duquel les condamnés sont exposés au ciel ; 

Image du film Superman de Richard Donner, 1978

et l'on voit apparaître, surgissant de l'espace, un quadrilatère de verre, virevolter, se diriger vers le dôme,

Image du film Superman de Richard Donner, 1978

fondre sur les trois condamnés, les capturer et les emporter en les réduisant à une image prisonnière de son cadre. On apprendra qu'ils ont été condamnés à errer pour l'éternité dans la Zone Fantôme

Image du film Superman de Richard Donner, 1978
 
La Zone Fantôme selon wikipédia :

“ Il s'agit d'une autre dimension ressemblant à un vide spatial, où les condamnés de Krypton et des autres planètes étaient envoyés, et s'y retrouvaient réduits à l'état de spectre pour errer durant une période de temps déterminée par les juges. Elle a été découverte par Jor-El le père de Superman (Kal-El), qui est un très grand scientifique de la planète Krypton.

Dans la Zone Fantôme, le temps est figé : les prisonniers ne vieillissent pas, ne peuvent mourir mais sont intangibles. ”

L'idée de Richard Donner est astucieuse. Elle lui permet d'économiser un vaisseau ou un dispositif complexe pour expédier les révolutionnaires dans la Zone Fantôme, comme de concevoir un décors susceptible de lui donner forme. Une seule surface, un seul cadre vaut comme prison. Difficile de ne pas faire le lien avec notre expérience de spectateur. Si l'image équivaut à une prison à l'intérieur de laquelle l'animation est possible, mais le vieillissement interrompu, alors cet outil de capture est un film dans le film et toute projection cinématographique nous place derrière la vitre du parloir d'une dimension à laquelle nous avons accès sans cependant pouvoir interagir avec elle. Tant que le film sera en circulation, Marlon Brando prononcera le même jugement. Il n'y aura pas de révision possible du procès de Sarah Douglas, Jack O'Halloran et Terence Stamp. Ils seront bien les condamnés à perpétuité d'une errance dans un monde parallèle, au même titre que tous les autres protagonistes du film, Marlon Brando compris. 

On se demande d'ailleurs si à travers les trois rebelles intégralement de noir vêtus, le Marlon Brando/Jor-El de 1978

Image du film Superman de Richard Donner, 1978 (Le général Zod, Non et Ursa)

ne juge pas le Marlon Brando/Johnny Strabler de 1953, celui de L'équipée sauvage. Si le Brando réactionnaire ne juge pas le Brando dissident. Le général Zot ne lui rappelle t-il pas qu'il n'a pas toujours été en accord avec le conseil ?

Image de "The Wild One" (L'équipée sauvage), László Benedek, 1953. / Kobal / The Picture Desk / AFP
 
Mon tableau Vous êtes ici s'inspire d'une autre iconographie que celle issue du cinéma. Elle prend sa source dans les photographies d'artistes qui postent sur Instagram des images où ils se mettent en scène avec le tableau qu'ils réalisent ou qu'ils viennent d'achever. Ces artistes se présentent exactement comme Marlon Brando jouant Jor-El dans Superman. Ils érotisent leur capacité à juger et capturer une image par l'autorité d'un cadre. Comme Marlon, ils sont à la fois identifiables comme personnalités publiques ou rendues telles, mais ils sont aussi ce vieux personnage de fiction - le peintre - dont ils proposent de perpétuer et/ou renouveler la figure. Qu'ils soient vraiment ou pas cette autorité capable d'en découdre avec la matière et de formuler un dessein n'est pas la question. Leur peinture elle-même est exilée dans un espace et dans un temps qui ne la regarde pas. Spectralisée par la mise en scène et l'objectif photographique, leur peinture a perdu son sujet comme son objet. Elle tapisse vaguement l'image, décore le tribunal pour faire une place à la justice et son jugement. Le problème de la séquence de Superman comme celui des autoportraits de peintre au travail sur Instagram tient dans l'exercice impartial de la justice, dans l'absence de contradicteur. Il manque un troisième œil, un tiers regard, diagonal, fuyant la scène ; un regard comme celui de Johannes Gump, reflété dans le miroir de son célèbre triple autoportrait de 1646, un reflet qui semble indifférent au jeu de dupe dont le peintre a voulu élaborer l'architecture, qui ne s'en laisse pas conter sur les attendus du procès et le poids des charges retenues, qui ne fait pas semblant de nous voir et ne tremble pas devant les querelles du chat et du chien que le corps du peintre sépare et distribue.
 
Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646, huile sur toile, Galeries des Offices

Un reflet qui retrouvera le chemin du spectateur dans une autre version de ce tableau signée par Johannes Gump la même année ; version plus mole dans sa facture et sa composition, plus autoritaire aussi dans son principe, comme si le marteau du juge avait déjà frappé pour interrompre le mystère d'un dénouement, comme si le chat et le chien étaient désormais empaillés, où la stupeur l'a emporté sur le débat.
 
Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646, huile sur toile, Collection privée
 
Mon tableau Vous êtes ici utilise d'autres ressorts ; c'est le travestissement qui fait loucher mon autoportrait, quand un raton laveur et la représentation d'une carte de géographie - censé décrire la zone de rendez-vous représentée - tentent de distraire l'égocentrisme du point de vue. 

À défaut d'autorité critique capable de réguler l'emprise des égos sur le jugement, il faut organiser la circulation des reflets, donner une place au spectateur/juré à partir de laquelle il pourra exprimer une position, il faut susciter des vocations d'avocat, échapper au tribunal de Marlon Brando.

mardi 23 juin 2020

Le bourdon dit à la pâquerette

Silo, 2020 dessin mural, peinture et fusain 220 x 150 cm © guillaume pinard
(vue de mon exposition personnelle La Raccoon Academy à l'artothèque de Caen)

Le 08 mars 2020, à l'occasion d'une visite guidée dans mon exposition  La Raccoon Academy à l'Artothèque de Caen, alors que je commentais ce dessin mural*, je me suis entendu dire que j'avais formé un “ trompe l'œil d'image ”.

Lorsqu'il faut présenter son travail dans de telles circonstances, il n'est pas rare de répéter des formules toutes faites, des mots qui ont déjà prouvés leur efficacité, des idées que l'on croit assez solides pour mériter d'être partagées. Il arrive aussi que l'exaltation, portée par la réceptivité du public et/ou le sentiment d'un travail accompli à la hauteur de ses espérances, galvanise notre imagination et nous pousse à inventer des hypothèses en direct. C'est ce qui m'est arrivé ce jour-là quand j'ai dit : trompe l'œil d'image. Formule aberrante si l'on considère que la technique du trompe l'œil a pour visée de rendre l'objet de sa représentation confondante, de dissimuler tous les moyens qui la supportent et en priorité sa qualité d'image.

Pourtant, ce paradoxe m'a parut séduisant au point qu'il tourne dans ma tête depuis cette date. Certes, j'avais déjà pressenti ce paradoxe ici, en pointant mon désir de constituer des images qui pourraient être primitives aux objets et formes qu'elles représentent ; mais cette expression : " trompe l'œil d'image " m'obligeait à patouiller encore dans cette mélasse.

Je repense ici à cette nouvelle d'Andersen, intitulée L'ombre. Un scientifique nordique en voyage dans un pays chaud, intrigué par l'activité qu'il observe dans un appartement voisin, libère son ombre pour qu'elle puisse espionner le logement à sa place. Le lendemain - alors que l'expression de cette invite était proprement métaphorique - le savant découvre, éberlué, la réalité de cette disparition. Après quelques années, revenu dans son pays du nord et ayant vu une nouvelle ombre remplacer la précédente, l'ombre disparue vient lui rendre visite sous la forme d'un homme fait de chair et d'os. Celle-ci lui fait alors le récit de la bonne fortune qu'a suscitée son émancipation et lui révèle aussi le secret de l'appartement où elle avait été abandonnée. Cet appartement ne logeait rien de moins que la poésie.
La suite du conte décrit comment le savant devient progressivement l'obligé de son ombre jusqu'à devenir l'ombre de son ombre et sa victime, puisque - voyant son ancien maître offusqué par son servage et commencer à la menacer de révéler la falsification - elle décide de le faire purement et simplement exécuter.

Mon " trompe l'œil d'image " aurait donc cette vocation de vouloir passer pour l'original de son référent. Mais si dans la nouvelle d'Andersen, ce renversement semble présenter une issue immorale et funeste, je veux voir ce mouvement d'une autre manière. Comme la progéniture d'un organisme vivant constitue le rajeunissement d'un patrimoine génétique ancestral, la remise à zéro d'un compteur, son reboot, je vois mon dessin comme une descendance. À ce titre, toute œuvre est un ADN fossile, un patrimoine emprisonné dans l'ambre de sa forme, un mode de vie en latence prêt à se reproduire au contact d'un nouveau génome. J'ai déjà exprimé dans ce blog l'hypothèse selon laquelle cet engendrement pourrait être le fruit d'une rencontre entre deux artistes, mais je me demande aujourd'hui, si la danse mimétique de ces auteurs ou autrices ne dissimulerait pas un mouvement plus secret et plus fondamental ; un mouvement indifférent à nos aspirations humaines.
Ne serions-nous pas les pollinisateurs ignorants d'un processus de reproduction imaginale qui dépasse nos existences, les obligés d'un système qui cherche à contrôler nos désirs ? La dramaturgie d'Orphée et sa pulsion nécrophile ne masquerait-elle pas un programme poétique indiscernable qui concourrait à notre épuisement ?

Et mon paradoxe dirait la nécessité de toujours regarder le destin du bourdon au regard des intérêts de la pâquerette.

*Ce dessin reproduit une statuette en calcaire découverte en 2012 au fond d'un silo de la seconde moitié du XIIe siècle (ou de la première moitié du XIIIe) à Villiers, sur la commune de Maillé (département d'Indre et Loire). Néanmoins, il est impossible de dater cette statuette. On ne sait pas si elle est issue de la période romaine et réutilisée à l'âge médiévale ou si elle est contemporaine du site de sa découverte ; mais quelle que soit sa date, c'est probablement une statuette votive de fertilité.



mardi 7 janvier 2020

Spécimen

Miami vice, 60x50 cm, acrylique sur toile, 2019, © guillaume pinard

On a récemment attiré mon attention sur le lien que mon travail entretiendrait avec celui d'Edward Hopper. Avant cette interpellation, ce peintre semblait loin de mes préoccupations, si bien que je ne l'avais jamais invité dans mon travail, ni n'avais sérieusement étudié ses motivations.

Hopper appartient à une caste très restreinte de peintres, dont les œuvres sont devenues des clichés populaires, des matrices à cartes postales et à posters. Il a suscité tant de commentaires plus ou moins instruits, qu'il est très difficile de naviguer dans ce brouillard et d'entrer en contact avec son œuvre sans avoir le sentiment de remâcher des banalités.

Mais ce tissu trop repassé m'attire et je veux essayer de traverser ce voile, chercher dans l'œuvre du peintre quelque chose qui me regarde. Je pars avec un avantage : je n'ai jamais fantasmé sur les stations-service américaines, sur les motels, les bars de nuit et les cabarets glauques. Ces décorums m'amusent autant que des bondieuseries saint-sulpiciennes. Je ne les vois pas comme les cadres d'un théâtre social, pas une seconde, mais comme les scènes nécessaires à l'expression d'un moralisme pervers qui maudit le monde dans lequel il s'exprime, comme le décor d'un jeu où Edward Hopper paye pour voir, examine tous les reliefs d'un déclin.

Hopper est un entomologiste. Il ne saisit pas des scènes brutes du quotidien, n'est pas du tout réaliste. Il extrait des figures de leur biotope, comme on piège des insectes pour les replacer au cœur d'un dispositif abstrait, vectorisé, aseptisé. Toutes ses figures semblent représenter une espèce. On ne trouve pas d'individus dans sa peinture, mais des spécimens : la secrétaire, le pompiste, le barman, la strip-teaseuse, la femme seule, etc. Tous les personnages sont renvoyés à des fonctions où il patinent à vide dans des appartements-témoins. Hopper ne veut pas sortir de cette cellule, prendre le large, retrouver du mouvement, parier vraiment sur le syncrétisme culturel qui semble animer sa mélancolie. Il se tient sur le seuil, à la fenêtre, confondant l'espace du dehors avec celui du dedans comme les deux faces d'un même décor impossible à animer. Il est le sceptique, le vigile assidu de l'interminable séparation de l'humain avec un monde dont on ne saura jamais vraiment ce qui l'origine.

Quid de ma relation avec ce paysage intellectuel, avec cette position ? Je suis sur le même quai. Aussi paradoxalement bavard, aussi fragmenté, aussi ambivalent. Comme Michael Mann - dont j'ai cité le film "Miami vice" de 2006 dans un récent tableau (qui a reconnu sa dette à l'égard d'Edward Hopper) - réalisateur témoin des archétypes sociaux, de leur agitation dans les rouages d'un monde toujours plus et mieux automatisé, globalisé, de leur recherche d'une issue dans l'immensité sublime de l'horizon, mais finissent toujours par s'échouer sur le récif du vide existentiel dans lequel leur fonction les porte.

Bébé pépé

Bébé pépé, 2023, Acrylique sur toile, 40x30, ©guillaume pinard À plusieurs reprises, il m'est arrivé de prendre des poupées comme modèle...