samedi 22 mai 2021

Un cri cosmique dans le tableur.

Export, 2021, pastel sec sur papier, 40x30 cm, © Guillaume Pinard

L’imaginaire de cette année de pandémie et de ses confinements répétés aura pris la forme d’une grille du logiciel Excel. Le monde m'est apparu comme un gigantesque tableur : automatiser les calculs, créer des graphiques, trier, filtrer, extraire des informations, présenter sous forme de tableau, réaliser des analyses. Le monde était déjà comme ça me direz-vous. Certes, mais des zones de contacts : baisers, poignées de mains, étreintes joyeuses, dérives nocturnes, rassemblements culturels ou festifs huilaient les frontières de ma cellule.

Dans ce quadrillage intégral, Il n’y a aura eu que la parcelle de mon jardin pour apaiser mon angoisse de détenu. Là, dans les massifs d’herbes, de fleurs et de graminées, sous terre et dans les airs, les relations, contacts, superpositions, rivalités allaient bon train, indifférents à la crise. J’ai commencé par photographier chaque espèce, à les identifier, à les classer, pour réaliser que j’imposais à cette complexité ce même esprit de cloisonnement qui m’affligeait. Je ne faisais pas les bonnes images. Il fallait que je présente des interactions inattendues, les hauteurs et profondeurs qui permettent à des mondes de se développer parallèlement sur différents plans, dans différentes zones, distinguer les autochtones installés durablement des migrateurs pour lesquelles ce jardin n'était qu'une étape, etc.

Dans un cadrage classique : plan large et ligne d’horizon, la perception générale de mon jardin donne l’illusion d’un monde harmonieux et continu, mais une observation rapprochée offre le spectacle d'un incompréhensible ballet. Comment maintenir la coexistence de plusieurs dizaines d’espèces animales et végétales entre-elles dans un simple carré de jardin ? Quelle est la signalétique qui régit et structure cette apparente pagaille ?

J'ai retourné le problème. La signalétique n’est pas seconde, elle n’a pas vocation à légiférer sur les rapports entre les êtres. Elle est la source même de tous les développements du vivant. Son programme cherche à proliférer et à s’adapter sans cesse. Il faut qu’elle emprunte tous les canaux de diffusion que la matière lui rend possible. C’est de cet opportunisme et de sa plasticité que résultent son polymorphisme et ses capacités métamorphiques. Tout millimètre déserté nécessite une nouvelle image. La structure de la matière n’a de cesse de vouloir se signaler en entrainant un écheveau de vis-à-vis, de rencontres, d'effets mimétiques, de relations parasitiques ou coopératives, de malentendus.

Rapportée à ma pratique des images, cette idée vertigineuse (déjà amorcée dans un précédent post) m'a converti en pollinisateur ignorant d'un processus imaginal qui dépasse ma volonté, l'obligé d'un système qui cherche tendanciellement à s'émanciper de ma maîtrise, le jouet d’une conscience universelle tout-terrain et amorale qui fait peu de cas de mon intelligence et se contente de bricoler des circuits pour trouver le moyen optimal de se propager. 

Ce code primitif et pour tout dire originel, probablement issu des confins du cosmos, cette chose qui a trouvé dans mon corps cybernétique les conduits où s’immiscer et dévorer mes histoires pour imposer les siennes, cette force qui contamine et reconfigure la singularité de mes désirs, squatte mon système limbique et ma bande passante, me duplique en profondeur, cette énergie vitale qui a pris mes pinceaux pour pousser un cri dans le tableur, qui peut-elle bien chercher à contacter ?

Bébé pépé

Bébé pépé, 2023, Acrylique sur toile, 40x30, ©guillaume pinard À plusieurs reprises, il m'est arrivé de prendre des poupées comme modèle...