![]() |
Export, 2021, pastel sec sur papier, 40x30 cm, © Guillaume Pinard |
L’imaginaire de cette année de pandémie et de ses confinements répétés
aura pris la forme d’une grille du logiciel Excel. Le monde m'est apparu
comme un gigantesque tableur : automatiser les calculs, créer des
graphiques, trier, filtrer, extraire des informations, présenter sous
forme de tableau, réaliser des analyses. Le monde était déjà comme ça me direz-vous. Certes, mais des zones de contacts : baisers, poignées de mains,
étreintes joyeuses, dérives nocturnes, rassemblements culturels ou
festifs huilaient les frontières de ma cellule.
Dans ce
quadrillage intégral, Il n’y a aura eu que la parcelle de mon jardin
pour apaiser mon angoisse de détenu. Là, dans les massifs d’herbes, de
fleurs et de graminées, sous terre et dans les airs, les relations,
contacts, superpositions, rivalités allaient bon train, indifférents à
la crise. J’ai commencé par photographier chaque espèce, à les
identifier, à les classer, pour réaliser que j’imposais à cette
complexité ce même esprit de cloisonnement qui m’affligeait. Je ne
faisais pas les bonnes images. Il fallait que je présente des
interactions inattendues, les hauteurs et profondeurs qui permettent à
des mondes de se développer parallèlement sur différents plans, dans
différentes zones, distinguer les autochtones installés durablement des
migrateurs pour lesquelles ce jardin n'était qu'une étape, etc.
Dans un cadrage classique : plan large et ligne d’horizon, la perception
générale de mon jardin donne l’illusion d’un monde harmonieux et
continu, mais une observation rapprochée offre le spectacle d'un
incompréhensible ballet. Comment maintenir la coexistence de plusieurs
dizaines d’espèces animales et végétales entre-elles dans un simple
carré de jardin ? Quelle est la signalétique qui régit et structure
cette apparente pagaille ?
J'ai retourné le problème. La
signalétique n’est pas seconde, elle n’a pas vocation à légiférer sur
les rapports entre les êtres. Elle est la source même de tous les
développements du vivant. Son programme cherche à proliférer et à
s’adapter sans cesse. Il faut qu’elle emprunte tous les canaux de
diffusion que la matière lui rend possible. C’est de cet opportunisme et
de sa plasticité que résultent son polymorphisme et ses capacités
métamorphiques. Tout millimètre déserté nécessite une nouvelle image. La
structure de la matière n’a de cesse de vouloir se signaler en
entrainant un écheveau de vis-à-vis, de rencontres, d'effets mimétiques,
de relations parasitiques ou coopératives, de malentendus.
Rapportée à ma pratique des images, cette idée vertigineuse (déjà
amorcée dans un précédent post) m'a converti en pollinisateur ignorant
d'un processus imaginal qui dépasse ma volonté, l'obligé d'un système
qui cherche tendanciellement à s'émanciper de ma maîtrise, le jouet
d’une conscience universelle tout-terrain et amorale qui fait peu de cas
de mon intelligence et se contente de bricoler des circuits pour
trouver le moyen optimal de se propager.
Ce code primitif et pour tout dire originel, probablement issu des confins du cosmos, cette chose qui a trouvé dans mon corps cybernétique les conduits où s’immiscer et dévorer mes histoires pour imposer les siennes, cette force qui contamine et reconfigure la singularité de mes désirs, squatte mon système limbique et ma bande passante, me duplique en profondeur, cette énergie vitale qui a pris mes pinceaux pour pousser un cri dans le tableur, qui peut-elle bien chercher à contacter ?
