mercredi 1 septembre 2021

Avis de recherche

Prénom Roman, 2021, acrylique su toile, 40x40 cm, © Guillaume Pinard


À quoi ça sert de savoir dessiner ? Je parle juste de cette capacité à faire un truc ressemblant, je n'investis rien d'artistique dans cette question ; et j'entends par "servir" une fonction aussi servile que celle de l'ouvre-boite ou du démonte-pneu.
J'ai pensé en faire l'expérience au moins une fois en 1996 ; et si je prends la peine de rappeler cette anecdote, c'est qu'elle a surement eu un effet sur mon travail et mon insistance à représenter des scènes de rencontre.
 
Il faut d'abord que je situe l'évènement dans un contexte. Ce qui l'a précédé comme ce qui m'oblige à y revenir aujourd'hui 25 ans plus tard. 

Voici, je viens d'emménager dans un appartement à Nantes et ma mère, soucieuse de mon confort m'apprend qu'un collègue de travail - à qui elle a parlé de mon installation - propose de me donner un très bon bureau pour travailler ; et d'ajouter sous la forme d'une intrigue que cet homme aurait besoin de mes qualités de dessinateur pour réaliser un portrait dont il me confira le sujet lorsqu'il me rencontrera. Rendez-vous est donc pris pour la livraison du bureau et la rencontre avec son donateur. 

L'homme m'apprend alors qu'il est médium de longue date et travaille régulièrement, mais secrètement avec les services de police afin de les aider à résoudre des affaires au point mort ; qu'il travaille justement sur un cas de disparition et qu'il souhaite formaliser le visage d'un possible ravisseur dont il a la vision. L'affaire en question n'est rien d'autre que la disparition de la petite Marion Wagon.
 
Toute personne qui a vécu en France en 1996 sait l'émotion populaire que suscita cette disparition, a vu le visage de Marion sur un avis de disparition quelque part dans sa ville, a pensé à elle et sa famille. Cette affaire a bouleversé la France entière. Je me retrouve donc à dessiner le portrait-robot d'un possible ravisseur de Marion sous la dictée d'un témoin/médium. Au terme de cette séance, satisfait de mon travail, le voyant me donne un billet et me demande d'observer la plus grande discrétion à l'endroit de notre exercice avant de partir. Je ne le reverrai jamais. Le lendemain soir, je décide d'aller au cinéma voir La cité des enfants perdus de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro. À ce moment, je ne fais aucun lien entre le sujet de ce film et mon rendez-vous de la veille. Un lien pourtant grossier. 
 
Image du film La cité des enfants perdus, 1995, Jean-Pierre Jeunet & Marc Caro
 

Je me souviens être sorti en colère de cette projection, colère après les réalisateurs, d'avoir pu concevoir un film si loin de tous mes intérêts ; et alors que, rentrant chez moi, j'affute mentalement tous les arguments de ma critique, je vois un jeune homme qui me fait des signes en accélérant le pas dans ma direction. Je continue ma route pour écarter la possibilité d'une mauvaise rencontre, mais nous sommes seuls sur ce qui ressemble à un énorme parvis à la sortie du centre-ville et je réalise que la rencontre va être inévitable. Il est minuit et une conversation s'engage. Il me demande d'abord du feu, je n'en ai pas, de l'argent, pour finir par me menacer de m'agresser - en faisant saillir un objet invisible mais pointu dans sa poche - si je ne lui en donne pas. Je n'ai ni envie de fuir, ni de me battre, je n'ai pas vraiment peur, je suis simplement obsédé par l'idée de retenir les traits de son visage comme un dessinateur en plein travail. Il m'attire vers un distributeur, me fait retirer une somme d'argent sur un compte qui en possède très peu et il disparait. Je rentre chez moi un peu sonné par cette expérience, tout en me concentrant pour retenir son visage. Je m'installe alors sur le bureau fraichement acquis et reprends un travail déjà exécuté la veille. Je réalise son portrait-robot. Après avoir dessiné celui d'un homme virtuel, je me retrouve à dessiner celui de mon propre agresseur. La collision des deux évènements me semble alors vertigineuse. Le lendemain matin, je me rends au poste de Police qui me voit déposer plainte avec une pièce à conviction inhabituelle. Très vite et grâce à mon portrait, les enquêteurs me proposent un ensemble de suspects sur un trombinoscope. Tout d'abord une série de visages qui n'a rien à voir avec mon dessin (je suppose que c'est une stratégie usuelle pour vérifier l'authenticité des témoignages) puis une seconde où je l'identifie formellement. Peu de temps après, le jeune homme qui est donc déjà connu des services de Police et activement recherché pour des braquages de caissières avec un tournevis (c'était donc la nature de l'objet que j'avais vu pointer dans sa poche) est arrêté. Une confrontation est organisée, je confirme que c'est la bonne personne ; ne nourrissant aucune espèce de rancune contre lui, je ne demande pas de réparation, juste le remboursement de la somme dérobée et cette affaire se termine là pour moi.

 
Je ne sais plus si c'est un policier ou bien la presse qui m'en a informé, mais j'ai appris alors son nom. Un nom que je n'ai jamais oublié : Roman Coelho.
Un an plus tard, je découvre la pièce de théâtre Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltes où je retrouve une partie des sentiments qu'a suscité ma rencontre avec Roman Coelho, mon désir de faire durer cette rencontre plutôt que de tenter quelque chose pour l'interrompre. Ce sentiment d'avoir été plutôt embarqué dans un processus de séduction que d'avoir été la proie d'un agresseur. 
 
Voilà pourquoi, le 11 mai de cette année, en me remémorant cet évènement, j'ai voulu représenter la scène assez naïvement avec une forme d'ambiguïté sexuelle, où je me trouve nu devant un agresseur qui tient un couteau comme un phallus. Où la violence et le désir sont intimement mêlés.
 
Et puisque Roman Coelho s'est invité à nouveau dans ma vie par la médiation de ce petit tableau, il me vient à l'esprit de faire une recherche sur internet pour voir si je peux trouver des traces de ce qu'il est devenu. Je tombe alors sur un article qui me glace le sang, un article publié par le journal nantais La lettre à Lulu daté de janvier 2000 et dont je restitue ci-dessous l'intégralité.

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Placard m’a tuer. Mort d’un rayon de soleil

On peut naître en enfer et mourir en enfer. Avoir dix-huit ans et se pendre en prison. Même sans le vouloir, simplement parce que c’est comme ça.


Au rythme des suicides dans les maisons d’arrêt, l’on pourrait croire que la peine de mort a été rétablie dans notre doux pays. La presse locale s’est assez largement faite l’écho des suicides récents à la maison d’arrêt de Nantes, mais n’a pas mentionné celui d’un jeune homme qui venait tout juste d’avoir dix-huit ans et s’est pendu le 8 janvier dans sa cellule.

L’histoire de Roman Coelho est d’abord celle de Shwrinivasan, «Rayon de soleil» en Indien. L’enfant est adopté avec sa petite sœur à l’âge de deux ans et demi par la famille Coelho, après avoir été confié par son grand père à une congrégation de sœurs missionnaires. Un départ dans la vie marqué du feu de l’enfer : Shwrinivasan a assisté au meurtre par immolation de sa mère, perpétré par son propre père. Une monstruosité en vigueur dans certaines castes indiennes lorsque la famille maternelle tarde trop à verser la dot.

«Son passé l’a poursuivi toute sa vie, l’a empêché de bien vivre», témoigne aujourd’hui sa mère adoptive. Elle décrit son fils en écorché vif. «Tout petit, Roman avait déjà d’énormes problèmes relationnels, il était incapable de se lier à qui que ce soit. En classe, c’était bêtise sur bêtise, il était insupportable à tout le monde.» À partir de huit ans, il suit une psychothérapie dans un centre pour gamins. À onze ans, il refuse de poursuivre ces soins. Un psychothérapeute dira : «Votre fils relève de la psychiatrie lourde, je ne peux plus rien pour lui.» Avec les premières fugues commencent les premières conneries. Livrée à elle-même face à une adoption en échec, sans conseil extérieur, sans assistance réelle, la famille s’enlise. L’adolescent rejette sa famille d’adoption, rejette la terre entière. «Je ne savais plus quoi faire avec lui, livre sa mère, il ne trouvait plus sa place dans un cadre familial. Il y avait urgence.»

À seize ans, après une scolarité désastreuse, Roman quitte l’école. Il se met à braquer au tournevis des caissières d’hypermarché. Une première fois écroué, il est condamné à sept mois puis placé en unité d’encadrement renforcé à Brest, d’où il s’échappe et disparaît durant six mois. Il finit par se rendre de lui-même à la brigade des mineurs qui le place une dizaine de jours en hôpital psychiatrique.

Contraint de suivre des soins, il multiplie les petits larcins, trafique un peu de shit. Il donne de moins en moins de nouvelles, n’a pas que de bonnes fréquentations. «Il détruisait tout dès que ça allait mieux, confie sa sœur, il y avait trop de souffrance en lui.» En 99, il vole la carte bleue d’un malade du CHU, gagne huit mille francs et dix-sept mois de prison ferme. Il n’a pas encore dix-huit ans et intègre le quartier des mineurs où il va «baigner dans un climat de violence», selon un responsable de l’OIP. Grand, fort, il ne semble pas trop souffrir de sa détention. Mais le 8 septembre le petit homme «fête» sa majorité. Roman obtient de rester quelques temps encore avec les mineurs, pour très peu de temps et rejoint le quartier des détenus adultes. En trois mois, il change plusieurs fois de cellule. À Noël, il écrit à sa mère : «La prison c’est l’enfer...» et note cependant : «À bientôt.»

«Roman n’était pas suicidaire, dit sa sœur, ce n’était pas un suicide, mais un appel. Même à la prison, ils considèrent ça comme ça. Il n’aurait pas fait ça s’il avait su que trois jours avant j’avais pris un parloir.» Quatre jours avant de passer à l’acte, il avait demandé à rencontrer son avocat et le juge des enfants. Tous ceux qui l’ont connu ou simplement approché sont unanimes : «Sa place n’était pas en prison. Elle était dans un circuit médical.» Roman y décédera pourtant entre dix-sept heures trente et dix-huit heures, à un mètre cinquante de son codétenu, un homme de trente-huit ans en fin de peine. Qui n’a rien vu, rien entendu. Il y avait la télé à fond, paraît-il. Pour une fois qu’il y avait un rayon de soleil dans la cellule...


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Quatre ans après notre rencontre, trimballé par des institutions qui n'ont pas su lui trouver un refuge pour le soigner, Roman Coelho est donc mort dans une cellule de la prison de Nantes. 
 
À quoi ça sert de savoir dessiner ? Aujourd'hui, j'aimerais que cette compétence ne soit jamais utilisée comme un ouvre-boite ou un démonte pneu, plus jamais pour un portrait-robot, mais plutôt à soigner la mémoire de rencontres qui ont vraiment compté.


Bébé pépé

Bébé pépé, 2023, Acrylique sur toile, 40x30, ©guillaume pinard À plusieurs reprises, il m'est arrivé de prendre des poupées comme modèle...