vendredi 9 mars 2018

Pour salir le perron

Le méchant, 50 x 50 cm, acrylique sur toile, 2017, collection privée © Guillaume Pinard
 
Le mariage du ciel et de l'enfer est un recueil de poésie en prose écrit par William Blake entre 1790 et 1793. Il a été le sujet d'une récente exposition personnelle à l'Artothèque Les Arts au Mur de Pessac. C'est au premier texte de ce recueil (traduit par André Gide) que j'ai emprunté le titre de l'exposition. Où la ronce croissait on a planté des roses

Rintrah rugit et secoue ses feux dans l’air épais ;
D’affamés nuages hésitent sur l’abîme.
Jadis débonnaire et par un périlleux sentier,
L’homme juste s’acheminait
Le long du vallon de la mort.
Où la ronce croissait on a planté des roses
Et sur la lande aride
Chante la mouche à miel.

Alors, le périlleux sentier fut bordé d’arbres,
Et une rivière, et une source
Coula sur chaque roche et tombeau ;
Et sur les os blanchis
Le limon rouge enfanta.

Jusqu’à ce que le méchant eût quitté les sentiers faciles
Pour cheminer dans les sentiers périlleux, et chasser
L’homme juste dans des régions arides.

À présent le serpent rusé chemine
En douce humilité,
Et l’homme juste s’impatiente dans les déserts
Où les lions rôdent.

Rintrah rugit et secoue ses feux dans l’air épais ;
D’affamés nuages hésitent sur l’abîme.

Pendant deux mois, j'ai travaillé sur cette exposition dans une mauvaise direction et j'ai changé de cap quelques semaines avant le vernissage. Cet autoportrait est la seule peinture qui a résisté à ma nouvelle orientation et qui fut présenté dans l'exposition.

Le premier scénario m'avait fait peindre les différents motifs de ce texte (Rinthra rugit, affamés nuages, périlleux sentier, etc.) en les traitant dans des registres différents. Mon autoportrait avait le rôle du méchant. Il a gardé ce titre.
 
Dans cette poésie, il est difficile de savoir si l'homme juste et le méchant sont deux personnes différentes ou bien les deux faces d'une même figure qui versent l'une dans l'autre au fil d'une poésie structurée comme une boucle.

En plaçant le méchant de ce côté de la surface du tableau, le spectateur pouvait imaginer être du bon côté de la barrière, mais mon regard était manifestement concentré vers une toute autre direction.

J'ai peint énormément de visages qui regardent intensément le spectateur. Je crois que j'aime l'interpeller, le fasciner en même temps que je veux le repousser, ou plutôt le tenir à une distance raisonnable, juste devant le tableau, tout prêt, à fleur de toile. Mes volte-face incessantes dans la pratique relèvent du même dessein. Un travail homogène prendrait le risque de voir ses spectateurs s'y installer pépères, sans plus de vigilance, sans plus de nerfs.

En me représentant, je ne voulais pas prendre le risque de la connivence, du clin d'œil ou de l'aveu et déroger à mon programme. Il fallait absolument que je sois le méchant dans une peinture indifférente à son public ; qu'une fois encore, je laisse tout le monde à la porte du tableau.

C'est la bonne occasion pour expliquer maintenant l'intitulé de ce blog.
Il est issu de ce passage du livre de Franz Kafka Le château.

“ K. s'aperçut que tout le monde attendait Erlanger. Erlanger était déjà là, mais conférait encore avec Momus en attendant de recevoir les gens. La conversation générale traitait de l'obligation où l'on se trouvait d'attendre dehors dans la neige au lieu d'entrer dans la maison. Il ne faisait pas très froid, mais c'était tout de même un manque d'égards que de laisser en pleine nuit les gens attendre devant la maison pour des heures peut-être encore. Ce n'était sans doute pas la faute d'Erlanger qui était très accueillant, ignorait la situation, et fût certainement fâché si on la lui avait apprise. C'était la faute de l'hôtelière qui, maladivement avide de distinction, ne voulait pas tolérer que les gens entrassent en trop grand nombre à la fois dans l'hôtel. 
- S'il le faut, s'ils doivent entrer, disait-elle souvent, alors, pour l'amour de Dieu, que ce soit l'un après l'autre !
Et elle avait fini par obtenir que les gens, qui allaient d'abord dans le couloir, puis dans l'escalier, puis dans le vestibule et finalement dans la salle de café, fussent refoulés dans la rue. Et elle n'était pas encore satisfaite ! Elle trouvait insupportable, pour employer son expression, d'être constamment "assiégée" dans son propre logis. Elle n'arrivait même pas à comprendre pourquoi les gens venaient. "Pour salir le perron", lui avait dit un jour, probablement dans un moment d'irritation, un fonctionnaire qu'elle questionnait ; mais elle avait trouvé ce motif lumineux et elle aimait à le citer. ”

Comme mes peintures, j'espère que ce blog aura la force d'obliger un peu ses lecteurs à salir le perron.

jeudi 8 mars 2018

Les métamorphoses de Tom Cruise

Vioc, série Les métamorphoses de Yan' Dargent, 24 x 19 cm, acrylique sur toile, 2014, collection privée © Guillaume Pinard
 
Lorsque j'ai commencé ce tableau, c'était pour faire le portrait de Tom Cruise. Je travaillais alors sur le texte de mon livre Amor dont l'acteur américain est l'un des protagonistes et je voulais étudier son visage.  On ne peut pas dire que mon entreprise fut couronnée de succès. Tom Cruise a emprunté un visage inattendu. 
Lorsque le 16 février 2014, je postai ce portrait comme image de profil de mon compte facebook, quelqu'un me fit remarquer que ce visage faisait penser au buste présumé de Bion de Borysthène ; un buste retrouvé dans l'épave d'un bateau qui avait coulé près d'Anticythère au Ier siècle avant J.C.


L'exploration de cette épave initiée entre 1900 et 1901 par la Grèce, puis reprise en 1976, avec l'aide du Commandant Cousteau est fameuse pour le trésor qu'elle y découvrit : la machine d'Anticythère, le premier calculateur analogique de l'histoire. 

Mais revenons à Bion de Borysthène.

" Esprit brillant, il excella surtout dans la satire, n'épargnant aucun lieu commun ni aucune des croyances ou superstitions de son temps. Ses contemporains le considéraient comme athée et Diogène Laërce le comptait parmi les Sophistes. Il est considéré comme le fondateur du genre littéraire de la diatribe qui servit utilement la diffusion de la philosophie populaire. Il entreprit d'accommoder le cynisme à l'hédonisme de Théodore de Cyrène. Il prit violemment parti contre les pratiques religieuses et enseigna que la mort amène l'anéantissement de l'âme."
Wikipédia

Voilà le problème auquel je me retrouve constamment confronté lorsque je peins. Je veux quelque chose et j'en obtiens une autre. Je fais d'interminable recherches sur la vie et la carrière de Tom Cruise. Je le place au centre de l'action d'un de mes livres et lorsque je veux faire son portrait, je me retrouve propulsé au IIIe siècle avant J.C. avec un philosophe cynique. Je pourrais certainement me moquer de cette digression et passer à autre chose, mais le sors que me fait ce signal m'oblige à présumer une malice du destin, l'obligation de décoder cette énigme. Ainsi, je circule dans un monde qui ne révèle jamais son sens, mais qui apparaît toujours sous la forme d'incongruités, d'associations aberrantes, dont je crois devoir dévoiler la logique. Quel rapport y a t'il entre Tom Cruise et Bion de Borysthène ? Voilà le genre de plaie qui saigne dans mon cerveau irrationnel ; le genre d'abcès que je dois crever tout en sachant que cette opération ne fera avancer aucune cause. 
C'est une forme d'hystérie. Mon corps et mon esprit sont les marionnettes de la mise en scène approximative de la connaissance. Partout ou la discontinuité apparait entre les motifs, entre les termes, je suis pris de délire associatif.

Dans ce cas et pour justifier le couple, je n'ai trouvé qu'un fragment écrit par le philosophe qui prend le métier d'acteur comme métaphore de la conduite à adopter dans l'existence. 

« De même qu’il faut, pour le bon acteur, bien jouer son rôle quel que soit celui que lui ait attribué le poète, de même pour l’homme de bien, quel que soit celui que lui ait attribué la Fortune. C’est elle en effet qui, telle une poétesse, attribue tantôt un premier rôle, tantôt un second rôle ; tantôt un rôle de roi, tantôt un rôle de mendiant. Ne t’avise donc pas, si tu es le second rôle, de vouloir le premier rôle : si tu t’y risques, ta prestation sera inappropriée»

À cette époque, j'en reste là.

Cependant, en 2014, je fais une exposition personnelle à la Galerie Anne Barrault intitulée Royal Iris (encore un titre à double entrée qu'il serait trop acrobatique de démêler ici. Je remets ce chantier à plus tard. Cet article a déjà trop de grain à moudre pour que je m'attarde sur ce chantier. Vous vous contenterez du sens le plus littéral).

Une affiche est imprimée et accrochée sur la vitrine de la galerie pour annoncer l'exposition aux passants. Je choisis le visage de " Tom Cruise " comme image. Entre temps, j'avais baptisé le tableau Vioc


Puis, en 2016, je suis invité à produire une exposition personnelle au Quartier, centre d'art contemporain de Quimper. C'est la prochaine publication de mon livre Amor, (sur lequel je travaille donc depuis 2 ans) qui est à l'origine de ce projet. L'exposition s'intitulera Un trou dans le décor. Une partie de cette exposition évoquera la figure d'un peintre et illustrateur breton de la deuxième moitié du XIXe siècle : Yan' Dargent.

Aujourd'hui, la réputation de Yan' Dargent est cantonnée au Finistère où il a produit quelques décors sacrés pour des édifices religieux et singulièrement pour la cathédrale de Quimper. De son vivant, sa carrière de peintre n'ayant pas pris, il vécut de l'illustration. Cependant, c'est sa mort qui le rendit célèbre ou plutôt l'exécution par son fils et le prêtre de Saint-Servais de ses dernières volontés. Yan' Dargent avait demandé que son corps soit exhumé de sa sépulture cinq ans après son décès, que sa tête soit retirée de son buste et placée dans un reliquaire de l'église de Saint-Servais où se trouvait déjà la tête de sa mère et de son oncle. Ce n'est que huit ans après le décès du peintre que l'exécution testamentaire fut finalement engagée. Cet évènement anachronique déclencha une guerre juridique entre les différents membres de la famille et attira la curiosité de la presse nationale qui fit de cette histoire un fait divers de l'année 1905. 

La découverte de cette histoire m'obséda, sa tête devint une hantise et je lui réservai une salle dans mon exposition. Je produisis une série de portraits en peinture et sculpture baptisée Les métamorphoses de Yan' Dargent.

En découvrant une photographie du peintre (de son vivant), je fus frappé par la ressemblance de celui-ci avec mon vioc. Ma peinture intégra dont cette série comme si elle avait été conçue pour elle et Yan'Dargent vint succéder à Bion de Borysthène et Tom Cruise

Les métamorphoses de Yan' Dargent, 30 x 20 x 15 cm, techniques mixte, 2016, collection privée © Guillaume Pinard
 
Dernier épisode en date : une exposition personnelle en 2017 à l'Artothèque Les Arts au Mur de Pessac (Où la ronce croissait, on a planté des roses), où l'on retrouve le portrait anonyme au milieu d'une foule de 40 portraits reproduits sur des posters.

Vue d'exposition à l'Artothèque les Arts au Mur de Pessac, 2017, Photo : Gaëlle Deleflie.

Alors quoi ? Et bien, après 4 ans à mon service - dans des rôles aussi différents qu'un penseur grec de l'antiquité, un vioc, un artiste breton du XIXe siècle, ou un anonyme au milieu d'une foule, sans que jamais sa véritable identité n'ait pu être suspectée - je peux conclure que Tom Cruise est vraiment un brillant acteur.

lundi 5 mars 2018

Le mur du fond

Feu, 24 x 19 cm, acrylique sur toile, 2015, © Guillaume Pinard
Le 27 juin 2015, j'assistais à un feu de la Saint-Jean à Lillemer, petite commune en Bretagne. Le 28, je peignais ce tableau.

“ La fête de la Saint-Jean, traditionnellement accompagnée de grands feux de joie, est la fête de Jean le Baptiste, le 24 juin. Elle est proche du solstice d'été dans l'hémisphère nord, qui a lieu le plus fréquemment le 21 juin. Le solstice d'été est fêté depuis longtemps. L'origine de cet événement est lié au culte du soleil. Les feux de solstices étaient à l'origine des fêtes païennes. L'Église catholique a ensuite christianisé la pratique païenne, selon sa politique traditionnelle. ” Wikipédia

En 2016, j'ai décidé de reproduire sur le mur de mon exposition Du Fennec au Sahara à la chapelle du Généteil à Château-Gontier ce petit tableau dans des dimensions monumentales.


Il y avait une signification ambivalente à allumer un feu dans une ancienne chapelle. Cette palpitation entre le vandalisme et le sacré me convenait. Je me demande au fond si cette peinture murale n'était pas un énorme vortex dans lequel toutes les œuvres présentées dans l'exposition devaient finir par s'abîmer.

Si mes présentations sont toujours fractionnées par de nombreux éléments, je n'aime pas pour autant laisser bâiller la porte.

Lorsque je réfléchis à l'accrochage d'une exposition, je prends toujours grand soin du " mur du fond ". Je n'entends pas strictement par " mur du fond " celui qui se trouve au bout de l'espace d'accrochage, mais un mur sur lequel toutes les germinations de la présentation vont s'agréger pour former une sorte d'alchimie, où l'expérience de la visite va aboutir et le regard du spectateur se métamorphoser.

J'imagine mes expositions comme des grottes préhistoriques (on sait que les hommes préhistoriques vivaient sur le seuil des cavernes, réservant " le mur du fond " aux rituels chamaniques). Mon problème consiste donc en grande part à transformer le visiteur pour qu'il passe de la danse à la transe, que son chemin l'oblige à ralentir le pas et à lever la tête.

Je veux qu'il quitte la rue pour faire l'expérience d'une modification.

Il arrive par moment que cette expérience aille au-delà de mes espérances.



samedi 3 mars 2018

Un os à désirer

La diligence, 70 x 50 cm, acrylique sur toile, 2015, © Guillaume Pinard
En 2016, mon exposition personnelle à la galerie Anne Barrault s'intitulait La diligence. J'utilise souvent ces métaphores véhiculaires. J'imagine l'exposition comme un lieu où sont réunis plusieurs personnages, des tableaux, tous différents, embarqués dans une diligence qui doit traverser un paysage. Je pense au film de John Ford, Stagecoach (La chevauché fantastique en VF) et la manière dont les protagonistes s'opposent au début du film puis finissent par être soudés par le danger que représente leur traversée. C'est ça ! Une exposition est une chevauchée hantée par la menace d'être attaqué par l'ennemi : ces indiens de spectateurs, sans lesquels néanmoins le rapprochement entre les œuvres ne pourra pas se faire. Et puis le mot diligence évoque la rapidité. C'est un mot qui va très bien avec ma façon de travailler. Vite !
Après avoir choisi mon titre, j'ai - comme à l'accoutumé - essayé d'exhausser la promesse que j'avais formulée.

J'ai commencé par peindre une carriole au milieu d'un fond rose sable, une carriole abandonnée dans un désert. Un esprit canin s'est alors manifesté et la carriole est devenue le visage de son intériorité, grâce à laquelle l'esprit du chien a trouvé son mobile, le véhicule de son désir, par quoi il a conçu un os à désirer.

Ce tableau révèle ma tendance à l'animisme. Peindre ou dessiner, former des êtres n'est pas chez moi dépourvu de magie, du besoin d'entretenir une relation avec des êtres humains ou inhumains. Tout me regarde et je veux, motif après motif, pouvoir être absorbé par ce regard. La peinture est un bon outil pour remarier des éléments que la pensée a séparé. Si je demande aux spectateurs de mes expositions de relier des éléments distincts, c'est parce que je crois qu'une seule énergie relie tous les êtres animés ou inanimés ; une énergie qui ne m'appartient pas en propre, mais dont je souhaite être le modeste témoin.

vendredi 2 mars 2018

Madeleine Brissou



La rencontre, 30 x 30 cm, acrylique sur toile, 2015, collection privée © Guillaume Pinard

 Au musée des Beaux-Arts de Rennes et entre autres merveilles il y a un petit tableau de Pablo Picasso issu d'un de ses séjours à Dinard. Ce tableau a tout pour me plaire. Il est de petite taille. Il représente une femme nue qui joue sur la plage et exhibe son intimité sans pudeur. Il semble avoir été peint rapidement. Sa composition est simple, mais d'une efficacité redoutable. Bref, de cette œuvre, se dégagent une joie et une liberté communicative et salvatrice. Voilà des sentiments que j'aime voir émaner d'une peinture.

Baigneuse, 24,5 x 35 cm, huile sur toile, 15 août 1928, Pablo Picasso, Musée des Beaux-Arts de Rennes
Ma peinture la rencontre est un clin d'œil explicite à celle de Picasso.

Quelque temps plus tard, je découvre le film de Woody Allen Minuit à Paris sorti en 2011.

Je rappelle ici l'histoire. Un résumé glané sur Wikipédia.
" Gil (Owen Wilson) et Inez (Rachel Mc Adams) sont deux jeunes fiancés américains préparant leur mariage. Ils passent quelques jours à Paris, accompagnant les parents d'Inez venus en France pour affaires. Alors que Gil est sous le charme de la capitale française et envisage de s'y installer, ni sa promise, ni ses futurs beaux-parents ne l'apprécient outre mesure. La rencontre inopinée avec un autre couple américain dont le mari est un ancien flirt d'Inez, suffisant et imbuvable, va contribuer à éloigner un peu plus les jeunes fiancés.
Gil parcourt la ville à la recherche de l'inspiration pour son prochain roman et, alors que les douze coups de minuit ont sonné, il est invité à monter dans une vieille voiture qui va l'emporter vers le Paris des années 1920. Au fil des nuits, il va alors rencontrer Zelda et F. Scott Fitzgerald, Cole Porter, Ernest Hemingway, Juan Belmonte, Gertrude Stein, Pablo Picasso, T. S. Eliot, Salvador Dalí, Luis Buñuel, Man Ray, Henri de Toulouse-Lautrec, Henri Matisse… Il va peu à peu tomber amoureux d'Adriana (Marion Cotillard), qui est alors l'égérie de Picasso après avoir été celle de Modigliani. "

Dans son deuxième voyage à travers le temps, Gil se retrouve chez Gertrud Stein. Elle polémique avec Pablo Picasso sur le sens d'une de ses dernières peintures. Et quelle peinture ? Notre peinture ! La baigneuse du 5 août 1928 ! Mais surprise, le format de la peinture a changé. Nous sommes passés - à vue d'oeil - d'un châssis 5P (24 x 35 cm) à un 25P (60 x 81 cm).
On se demande pourquoi la décoratrice Anne Seibel et/ou Woody Allen ont choisis un si petit tableau pour finalement le reproduire en si grand. Oui, il passe mieux à l'écran dans ce format, mais l'œuvre de Picasso est assez riche en tableaux de baigneuses ou de femmes nues pour en trouver un qui réponde aux besoins de la scène. Et puis les commentaires de ce Picasso d'opérette sur son tableau sont 100% fictionnels. Il prétend avoir peint le portrait d'Adriana (Marion Cotillard). Or, Adriana n'a jamais existé. Elle ne correspond à aucune amante connue de Picasso. Si ce tableau devait représenter une de ses maîtresses, ce serait Marie-Thérèse Walter dont il tombe amoureux en 1927, mais qui ne vient à Dinard qu'en 1929. La photo que Picasso prend d'elle en 1929 est d'ailleurs peut-être un moyen d'exhausser le fantasme de sa peinture de 1928. Bref, admettons la fiction et le rêve du voyageur dans le temps et autorisons à Woody Allen toutes ces libertés d'auteur.

Marie-Thérèse Walter on the beach at Dinard, summer 1929. Photograph by Picasso, Collection Maya Widmaier Picasso

Mais quelques minutes plus tard, quand l'écrivain Gil revient dans le présent et qu'il est embarqué avec sa femme dans une visite guidée au musée de l'Orangerie conduite par un certain Paul, un historien de l'art dont on comprend que Woody Allen veut en faire un personnage hautain et antipathique, nous retrouvons la baigneuse exposée ! Notre baigneuse qui a encore changé de taille sans retrouver pourtant celle de originale. (Je passe sur la qualité de la reproduction qui ne parvient même pas à faire illusion à l'écran. Ce qui est pourtant le minimum requis.). Et voilà ce que Paul dit à propos de ce tableau : 

" If I’m not mistaken he painted this marvelous portrait of his French mistress Madeline Brissou in the twenties ".


Madeleine Brissou ? On vient déjà de faire l'effort d'accepter Adriana comme amante fictive de Picasso et maintenant, il faut avaler Madeleine Brissou ? Ok, Pablo Picasso a peint une Madeleine aux alentours de 1904. Elle fut sûrement sa maîtresse. Mais en 1904 et pas en 1928 ! Et elle ne s'appelait pas Brissou ! Alors d'où sort cette Madeleine Brissou ? Et bien de l'imagination de Woody Allen, au même titre qu'Adriana dont elle est certainement le pendant imaginaire dans le monde présent. Pourquoi Woody Allen a t'il décidé d'inventer cette identité fictionnelle au milieu de tous ces personnage historiques ? Je ne comprends pas. Par contre, je suppose que le choix du tableau a été motivé par les frais de reproduction de l'œuvre à l'écran. Ils sont exorbitants pour des artistes de ce calibre et le choix de ce tableau moins connu a dû rendre l'ardoise acceptable.

Que les raisons soient acceptables ou pas, j'aime que la taille originale d'un tableau puisse finir par nous échapper. En raison de la multiplication des reproductions sur internet, cette tendance se généralise. Les dimensions, mais aussi le titre et la date de réalisation, voire son attribution sont désormais soumis à caution. Cette image publiée sur iphotoscrap en témoigne qui entérine la fiction de Woody Allen.



Où celle-ci, publiée sur un site culturel espagnol qui indique une date de réalisation erronée.
On pourrait multiplier les exemples...


Il me plait d'enquêter pour remonter la piste du tableau original et accéder à son coffre-fort, d'enfiler les pièces à conviction pour finalement découvrir - comme pour les chaudrons aux pieds des arcs-en-ciel - que ces coffres n'existent pas ; qu'il n'y a pas de secret caché au cœur des œuvres d'arts, mais une capacité chez elles à produire une animation parasitaire, à propager une rumeur, un écho, une illusion propre à nous fasciner. Si l'on débarrasse l'œuvre d'art de ce nuage, de ce bruit de fond, si la connaissance n'est pas à la hauteur de ce papillonnement, l'œuvre se raidit et son mystère flétrit.

Cartes postales qui reproduisent mon tableau La rencontre, 2016 © Guillaume Pinard & Galerie Anne Barrault

Bébé pépé

Bébé pépé, 2023, Acrylique sur toile, 40x30, ©guillaume pinard À plusieurs reprises, il m'est arrivé de prendre des poupées comme modèle...