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Le masque, 2011
acrylique sur toile
24 x 18 cm, © Guillaume Pinard
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Il n'y a pas que des foires ou des musées d'art contemporain à Bâle, il y a aussi un zoo. En repensant à cette peinture réalisée en 2011, j'ai voulu retrouver des images de l'enclos dans lequel j'avais vu (en 2009) un singe déambuler avec un sac en toile de jute sur la tête.
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| Le pavillon des singes créé en 1969 |
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| Transformation du pavillon des singes |
Durant mes recherches sur ce zoo, ses locataires et singulièrement sur ses orangs-outans, j'ai été troublé par la découverte de ce portrait de Bagus*, un mâle orang-outan accompagné d'un sac en toile de jute.
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| «Bagus», l'orang-outang, Zoo de Bâle/Torben Weber |
Bagus devenait immédiatement le candidat idéal pour redonner vie à mon
souvenir. Seulement, Bagus n'est arrivé à Bâle qu'en 2014, c'est-à-dire
bien après mon passage dans le pavillon des singes. Si Bagus
n'est pas le singe que j'ai vu en 2009 avec un sac en toile de jute sur la tête,
l'histoire de son arrivée au Zoo de Bâle et les inquiétudes qu'il
suscita chez ses soigneurs stimulent pourtant le sentiment complexe
qui a été le mien en assistant à ce spectacle de dissimulation. Venant du
Zoo de Berlin où il était qualifié de singe vif et très actif, Bagus
a immédiatement manifesté des troubles du comportement en arrivant à Bâle. Apathique, refusant de
s'alimenter et cachant son visage, il
déprimait gravement. Sa survie était en jeu. Je ne pense pas qu'il soit utile
d'être primatologue, vétérinaire, ni d'abuser d'anthropocentrisme pour comprendre l'anxiété que put susciter chez cette
créature sociale intelligence l'action cruelle d'être arrachée à son
groupe originel pour être confronté à d'autres individus au milieu d'un décor
inédit.**
Le 11 avril 2020, un article dans Le Matin Dimanche titrait sous la plume de :
"Sans nous, les singes du Zoo de Bâle ne s'amusent plus."
En contraignant le parc à fermer ses portes au public, les mesures sanitaires liées à l'épidémie de Covid avaient perturbé le quotidien des singes qui commençaient à manifester des signes d'ennui. Si les singes sont un spectacle, une attraction pour le public qui les visite, nous savons qu'en retour le public est une stimulation pour des animaux qui ont peu d'évènements marquants à négocier dans leur univers stérilisé. On sait aussi comment la structure scénique de leurs enclos stimule certains individus à jouer d'être vu ; que le sentiment d'être en représentation ne leur est pas indifférent. Un fait qui entérine la réversibilité des regards.
Je veux poursuivre mon exploration du pavillon des singes du Zoo de Bâle et le malaise de ma visite par un détour en évoquant un autre espace, celui d'une peinture de David Teniers le jeune datant de 1647.
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| David Teniers le jeune : Galerie de l'Archiduc Léopold Wilhelm, 1647, Musée du Prado |
Cette peinture m'apparait comme une peinture de guerre, mais d'une guerre froide, de la menace plutôt que du conflit armé. Arrogante par le prestige des objets d'art qui la composent, spectaculaire par le raffinement des détails et des dorures qui l'émaillent, agressive par la densité d'images et de regards qui nous font face, tout est tourné avec ostentation vers nous. Arrogante, spectaculaire, agressive, cette toile me fait penser à une armure de samouraï du début de la période Edo (contemporaine du tableau de Teniers), période où ces armures recyclaient l'imaginaire des grandes heures des samouraïs, mais s'affirmaient déjà comme des costumes d'apparat plutôt que de combat. Dès le XVIIe siècle, la virtuosité technique de ces ouvrages et la saturation de leurs symboles se développaient à proportion de la perte de leur usage.
La guerre s'était déplacée depuis le champ de bataille vers celui de l'image et de son théâtre. S'il n'y avait plus personne à l'intérieur de l'armure, la foule croissait devant pour se soumettre à l'autorité de ce qu'elle représentait.
On pourrait dire la même chose des peintures et sculptures représentées dans l'œuvre de David Teniers le jeune, toutes arrachées au terreau qui les avait rendues nécessaires, elles n'ont plus d'autres batailles à mener que d'être accréditées comme œuvres d'art pour affirmer le prestige de leur collectionneur. Les jeux sont faits en quelque sorte et il s'agit mieux d'imposer un pouvoir que de l'exercer.
Une porte bâille au centre du tableau, comme la couture mal serrée de l'armure. Grâce à cette faiblesse qui semble affirmer que l'espace représenté n'est pas qu'un plateau de théâtre, mais une simple étape dans une visite où se succèdent les salles et leurs richesses, on devine la coulisse, l'arrière-plan où les personnages ont fabriqué leurs masques avant de venir s'afficher.
C'est ça, lorsque je me suis retrouvé à Bâle en visite dans son zoo et devant l'orang-outan enfermé dans sa cage, un sac en toile de jute sur la tête, j'ai pensé que je me couvrais - que je le veuille ou non - d'une armure de Samouraï ou d'une prestigieuse collection d'œuvres d'art. Aussi modeste que je pouvais l'être en entrant dans le pavillon des singes, j'étais devenu un archiduc. Le rapport entre nous deux, homme et singe était proprement impossible. Devant le triste spectacle martial que je lui opposais, mon terrible déguisement, la magnifique créature privée de liberté n'avait pas d'autre issue que de se dissimuler pour suspendre la comédie, pour interrompre ce jeu impitoyable où aucune chance de victoire ni pour le moins de relation ne lui était offerte.





