lundi 24 octobre 2022

Go West !

Secret mucus, 2021, acrylique sur toile, 80 x 80 cm, © Guillaume Pinard
 

Depuis quelques mois, une observation n'a pas de cesse de me préoccuper. Cette observation concerne les grandes toiles orbiculaires tissées par les épeires diadèmes dans mon jardin.

L'épeire diadème (Araneus diadematus) est une espèce d'araignée très commune, mais dont la corpulence (pour la femelle la plus visible) et l'art du tissage ne laissent jamais indifférent.

Ce n'est pourtant ni la beauté de cette araignée, ni la qualité ou la résistance de ses ouvrages qui hantent mon esprit. Je suis plutôt obsédé par une règle d'orientation des toiles que j'ai crû remarquer.

Sur une quinzaine de toiles observée, la totalité était orientée vers l'Est et l'araignée était accrochée sur le côté Ouest. Il a fallu attendre la fin du mois de septembre pour que certaines d'entre-elles s'inclinent vers le Sud. Par contre, aucune toile observée n'a jamais été orientée vers l'Ouest ou vers le Nord. Autrement dit "mes" épeires diadèmes n'exposent jamais leur corps à l'Est ou au Sud.

Je précise que mon jardin - en raison des nombreux points d'accroches disponibles sur 350 mètres carrés - permet toutes les orientations. Du reste, certaines toiles orientée vers l'Est semblaient - où elles se fixaient - demander plus d'efforts pour l'araignée que de choisir un autre angle.

On m'objectera à juste titre que ce constat s'appuie sur une étude trop confidentielle pour définir une règle, qu'il faudrait multiplier les observations dans plusieurs biotopes et sous différentes latitudes avant d'en tirer une solide conclusion. Qu'il me soit tout de même permis ici cette légèreté méthodologique et de tirer encore un peu sur ce fil. 

Le 03 décembre 2020, Samuel Zschokke, Stefanie Countryman & Paula E. Cushing publient dans la revue The Science of the Nature un article exposant les conclusions d'une expérience conduite en 2019 avec quatre Trichonephila clavipes, des araignées tisseuses de toiles orbiculaires ; deux d'entre-elles étant embarquées dans la station spatiale internationale et deux autres étant soumises au même protocole expérimental, mais sur la terre. 

Cette expérience visait à étudier les déterminations de la gravitation chez cette espèce dans la réalisation de sa toile, sur son orientation et sur sa prédation.

L'étude démontre qu'en l'absence de gravitation, l'araignée utilise la lumière (artificielle en l’occurrence) pour corriger l'architecture de son ouvrage, ses déplacements et sa position à sa surface, révélant l'importance de ce repère sous-estimé jusque-là. 

Si comme je l'ai constaté, mes épeires diadèmes orientent majoritairement leur toile vers l'Est avec un petit pourcentage en fin de saison vers le Sud, alors le mouvement apparent du soleil dans le ciel et la durée de son rayonnement sont peut-être notables dans ce parti-pris ; ou possiblement les mouvements de la lune, puisque l'épeire est plus active la nuit que le jour (mais la lune suit grosso modo les mêmes trajectoires). 

J'ai aussi envisagé que la direction du vent pouvait jouer un rôle dans l'orientation de ces architectures de soie. Quoique mes épeires tissent systématiquement dans des zones protégées des rafales, adossées à des murs, des barrières ou des haies, on pourrait imaginer que le vent soit néanmoins déterminant. En effet, les insectes volants ont tendance à se déplacer dans le sens du vent ou contre lui. Il se trouve que ma parcelle est dominée par un vent de Sud-ouest et qu'aucune des toiles observées n'a privilégiée cet axe.

Ces observations d'un entomologiste très amateur induisent que les proies des épeires diadèmes de mon jardin volent plutôt contre les vents dominants et frappent majoritairement les toiles avec le soleil ou la lune dans le dos, c'est-à-dire en projetant leur ombre sur l'araignée et son appareil de capture. 

C'est la raison pour laquelle j'ai choisi ce tableau Secret mucus comme illustration de ce post. 

J'aime l'idée que le peintre ou son amateur soit toujours placé du mauvais côté du plan, y imprime sa silhouette, ignore la glu à la surface d'une image qui l'attire dans son espace, soit du côté de la proie plutôt que du prédateur.

Cette nouvelle lubie pour l'orientation des toiles d'araignées comme des œuvres réveille une sensation éprouvée pendant la réalisation du dessin mural Pierre plusieurs fois évoqué dans ce blog, mais dont j'espère pouvoir avec cette dernière remarque solder tout à fait le crédit.

Lorsque l'on fait un très grand dessin mural, on ne peut pas être à la fois sur le dessin et à distance pour contrôler l'ensemble, si bien que l'on a l'impression d'avoir toujours l'original dans le dos qui s'avance vers nous à mesure que le dessin se précise (peut-être un effet du cortex visuel qui se trouve à l'arrière du crâne). Il arrive même un moment où ce sentiment devient si fort que l'idée d'être écrasé entre les deux images oblige à interrompre le travail. 


En réalisant Pierre, cette menace a même fini par prendre la forme d'un rapace. J'imaginais mon modèle déployer ses ailes, grandir et fondre sur moi ; un étau qui allait m'obliger à bifurquer devant le dessin à la dernière minute pour éviter les serres comme de rester collé à mon ouvrage. 
 
Et je réalise seulement aujourd'hui que le mur sur lequel j'ai travaillé sur Pierre regardait vers l'Est comme les toiles de mes épeires diadèmes.

J'arrive à la fin de ce post et je concède que toutes ces tergiversations ne démontrent strictement rien. Elles n'ont finalement pour objet que de poser une boussole dans mon tableau  Secret mucus et d'envisager d'en poser d'autres dans les prochains, de mieux pointer la direction du vent, de la lune et du soleil, de poursuivre un travail qui baigne dans tous ces éléments sans parvenir encore à les représenter correctement, de continuer d'étudier la logique des milieux plutôt que de me focaliser sur la seule forme des espèces, la seule forme des tableaux, une logique des milieux et de la discrétion des relations qui s'y établissent sans l'observation desquelles aucun récit ne pourra germer.

dimanche 16 octobre 2022

La Raccoon Academy

La chambre Excel de la Racoon Academy, 2021, acrylique sur toile, 80x80 cm

La chambre Excel de la Racoon Academy est une chambre secrète de la Raccoon Academy où mon avatar, la daronne, se dédouble pour purger ses pulsions pédagogiques sur la croix logicielle du bureaucrate.

À la faveur de cette fiction picturale épisodique - fiction où je me mets en scène en responsable pédagogique d’une académie dans laquelle des ratons laveurs sont les seuls pensionnaires - ce mammifère s’est imposé dans mon travail. 

Si mon choix s’est porté sur le raton laveur pour venir étudier dans cette école d’art fantaisiste, c’est que cet animal, héros du web adulé pour ses facéties bonhommes comme pour sa mignonnerie peut aussi s’avérer envahissant et destructeur.
Doux, mignons et rigolos pour une part, nuisibles et invasifs pour l’autre, les ratons laveurs me rappellent les Gremlins, ces créatures imaginées par Chris Columbus dans les années 80.

Le Mogwaï est aussi une adorable peluche vivante, mais que ce doudou soit maltraité et il révélera les consommateurs compulsifs de calins/marchandises que nous sommes en engendrant d'infernales créatures ; une armée de diablotins dont le comportement anarchique aura pour effet de déboulonner systématiquement toutes les institutions de la ville.

Ainsi, les ratons laveurs m'apparaissent tels d'adorables punks opportunistes et nocturnes qui ont la qualité de révéler nos maltraitances et nos raideurs.

dimanche 9 octobre 2022

Le cœur de la modernité

Tchou Tchou 141 R, 2020, acrylique sur toile, 30x40cm, © guillaume pinard

Dans un des cours que Paul Klee donne à l'école du Bauhaus le 13 février 1922*, il fait la correction d'un exercice donné 7 jours plus tôt. Cet exercice est formulé comme suit : 

Exercice-devoir : combinaison de rythmes solides et fluide (rigides et déliés). Rythmes. Le résultat final doit être la composition. On pourra intégrer la tâche donnée lors des exercices précédents. Par exemple, rythmer l'individu solidement, rythmer le structural de façon déliée, ou rythmer l'individu de façon déliée; le structural de façon rigide ou laisser agir deux individus l'un contre l'autre, l'un qui serait délié et l'autre qui serait rigide. 

La correction de Klee s'appuie sur les relations entre deux caractères, une droite et un cercle. 

(Fig.15, fig. 16, fig.17) Quel type de relation entre les deux caractères avons-nous là ? Le combat de la droite agressive contre le cercle reposant en soi, et la défaite de la droite aussi longtemps qu'elle se trouve dans la zone dangereuse du partenaire. Le combat aux dépens de la droite. La victoire du caractère fluide sur le solide. Un autre type d'expression picturale des relations entre deux hétérogènes nous est enseigné par l'exemple suivant (fig.18 et s.).//

Combat, agressive, défaite, dangereuse, victoire, le vocabulaire utilisé pour étudier ce rapport entre deux hétérogènes est violent et semble décrire le théâtre d'un champ de bataille.


 
Sur la double page suivante, Paul Klee qui poursuit son étude écrit : 

 
P.76 La droite fait usage du tranchant le plus agressif qui soit, devient une flèche décochée et achève le combat aux dépens du cercle. Le cercle a visiblement le dessous. Délaissant les types du combat, je passe à l'accommodement (fig. 22, fig. 23). Le combat est évité par un détour accommodant//

Paul Klee assume l'évocation agressive mais cherche un terrain d'apaisement. Le formalisme au service de la paix.

P. 77 de la droite qui s'accomplit dans l'un des cas par un côté, et dans l'autre par la division (fig. 24) : le combat est évité par le fait que la droite s'adapte et s'ajuste au cercle qui devient alors une ellipse (fig. 25, fig. 26) : et nous avons enfin ici le type d'accommodation réciproque des deux caractères. Les deux partenaires adoptent complaisamment//

P.78 une autre forme. Le cercle n'est plus un cercle, la droite n'est plus une droite.
D'autres exemples n'apporteraient rien d'essentiellement nouveau et je m'en tiendrai donc à ces quelques-uns. Dorénavant je choisirai à chaque fois selon l'esprit de la composition en devenir l'un ou l'autre de ces motifs typiques, et j'obtiendrai alors une mise en forme du combat ou de l'amitié. Le combat peut être mené avec une intensité variable, l'amitié peut se fonder sur l'accommodement unilatéral ou réciproque. 

Paul Klee étudie la relation formelle entre une ligne et un cercle depuis le combat jusqu'à l'amitié où toutes les variations de relations sont envisageables. Ainsi cet exercice apparait comme une méditation sur le couple et ses rapports. Méditation que Paul Klee achève dans les fig. 25 et 26 par l'inscription d'un cœur comme forme aboutie d'apaisement !

Je n'ai pas du tout pensé à ce cours de Paul Klee lorsque le 20 juillet 2020, j'ai peint ce petit tableau d'un train. Je l'aurais alors vraisemblablement composé tout à fait autrement. Je n'y ai pas pensé non plus quand Julie Vayssière me l'a emprunté pour son exposition personnelle "le somnambule" à la Maison des arts de Grand Quevilly en septembre 2022.

C'est la copie qu'elle en a fait qui m'a rappelé que j'avais formé la fumée du train par un cordon de cœurs. 

Et je revois, à l'horizon de la leçon de Klee, ces cœurs comme l'humeur amicale ou amoureuse d'une architecture mécanique projetée vers l'avenir ; je réalise que ce chant d'amour de la modernité lubrifié par la graisse, piaulant de frottements mécaniques et sifflant ses victoires aux grands vents correspond à ce moment anthropologico-érotique de l'histoire où le corps mou de l'humain a trouvé un exosquelette adéquat où se lover, la puissance d'une capsule pour défier la pression des forces terrestres.
 
Cependant, depuis cette date, ce rapport n'a pas cessé de nous briser le cœur et cette lune de miel a basculé dans le cauchemar, l'agressivité de la droite sur le cercle est devenue incontrôlable, les accommodements ne suffisent plus à consoler ce couple et la machine crapote des crânes plutôt que des mots doux. Comment divorcer d'avec la taule froide, les vapeurs de charbon ou de fioul ? Faut-il sauter du train, se glisser sous une pierre et hiberner le temps d'inventer un autre mode de projection, d'autres formes d'idylles entre nos corps, nos cœurs et le monde ? Paul Klee ne le dit pas. 
 
 
*Paul Klee, cours du Bauhaus, Weimar 1921-1922, contributions à la théorie de la forme picturale, Hazan.


mardi 24 mai 2022

La perle d'or

La lissière et le dragon, 2022, acrylique sur toile, 80 x 80 cm, © guillaume pinard

Ce tableau - comme beaucoup d'autres - s'est formé autour d'une énigme. J'avais bien l'idée de représenter la scène fantastique d'une bataille médiévale, mais je ne parvenais pas à décider si la figure étendue au sol était vivante ou si elle était morte, si c'était une figure humaine ou l'effigie d'une héroïne coulée dans un métal précieux. Ces alternatives palpitaient sans parvenir à se stabiliser.

J'avais tout à fait oublié ce problème et réalisé bien d'autres peintures lorsqu'il m'est revenu à l'esprit au beau milieu de mon jardin alors que je photographiais des insectes et que cette chasse à l'image fut attirée par ce qui ressemblait à de minuscules perles d'or, petites perles dont la surface nacrée scintillait au soleil sur des feuilles d'ortie. Pour découvrir, en observant cette curiosité à travers mon objectif macro, que ces joyaux n'avaient rien de minéral. Je voyais des pucerons, pucerons qui empruntaient des postures naturelles, mais dont les corps gonflés et cristallisés, immobiles, indifférents à mes mouvements paraissaient avoir été statufiés dans leur élan par un étrange sortilège. Cette allure me rappela aussitôt la figure étendue de mon tableau, ainsi que l'énigme que je m'étais alors formulé sur son état.

Ne connaissant rien du cycle biologique des pucerons, je pensais d'abord à un phénomène propre à l'espèce. La nature est si riche de comportements dont j'ignore l'existence que celui-ci révélait peut-être une façon très conventionnelle de mourir chez ce genre d'arthropode. Et, puisque les pucerons ont des aspects très variés, sans doute pourrais-je identifier cette espèce en guidant ma recherche autour de ces qualités singulières.

L'identification des pucerons n'est pas une opération facile. Leur petite taille rend la photographie périlleuse et les taxons d'identification sont si discrets qu'il faut parfois les passer au microscope pour les analyser. Il est plus facile de qualifier un puceron en observant la plante sur laquelle il se trouve qu'en étudiant son anatomie. À ce petit jeux et dans le cas présent, Microlophium carnosum, le grand puceron de l'ortie s'impose.

Mais dans mon histoire, l'intérêt n'est pas taxinomique. Ce que cette photographie m'a permis de découvrir porte le nom de puceron "globuleux" ou "momifié". Rien d'exceptionnel, mais une surprise de découvrir que cet aspect n'était pas métabolique, mais le résultat d'un parasitage.

Ici, c'est une guêpe de quelques millimètres (du genre Aphidius) qui a pondu dans l'abdomen de mon modèle lorsque l'insecte bien vivant baguenaudait encore sur la plante. Une fois l'œuf injecté dans son organisme, la larve y a éclos et s'y est développée en consommant d'abord les parties non vitales pour retarder l'agonie de son hôte, jusqu'à dévorer intégralement sa chair en provoquant son gonflement et sa pétrification. Ce puceron n'est donc pas une dépouille, un cadavre, mais une chrysalide où s'opère une métamorphose. Ce puceron est l'astronef immobile d'un voyage qui conduit une créature d'un monde à un autre, vers une nouvelle espèce, un nouveau corps, un nouveau régime de perceptions. Il est le creuset de la fusion entre deux entités pour en fondre une troisième.

Et si le corps de ma lissière n'était effectivement ni mort ni vivant, mais couvait le secret d'une métamorphose ? Parasité aussi, il dissimulerait le destin d'une créature en maturation qui attendrait son plein épanouissement pour échapper au sarcophage.

Quelques jours après ma découverte et dans le même massif d'orties, j'ai découvert un autre puceron momifié, mais dont la guêpe désormais formée avait découpé un hublot à la base de l'abdomen pour se libérer de la matrice. La régularité de cette découpe circulaire et la découverte du capot à côté de la dépouille sont des critères d'identification de l'espèce d'hyménoptère à l'œuvre. 

 

Oui, cette entomophagie provoque spontanément l'effroi et nous renvoie à des films fantastiques tels qu'Alien, mais il faut résister à cette association, ou la complexifier pour élargir le cadre et ne pas se contenter du rapport binaire entre une proie et son prédateur, car les pucerons sont aussi les parasites des plantes sur lesquelles ils s'installent. Ils entretiennent également - pour certaines espèces - des rapports symbiotiques avec des colonies de fourmis qui les exploitent pour leur miellat en échange de quoi elles leur assurent la protection. De leur côté, les guêpes parasitent les pucerons, mais protègent les plantes en conséquence ; et leurs larves, fussent-elles dissimulées dans les momies qu'elles forment, n'échappent pas à la prédation, au parasitage, etc. Autrement dit, il ne s'agit pas d'un simple duel entre deux espèces, mais bien du fragment d'un tissage complexe d'interactions, de rivalités et de collaborations. Un cadrage très resserré sur la texture du monde.

Mon premier puceron momifié m'avait donc rappelé ma lissière étendue au milieu d'un chaos. Heureuse intuition de l'avoir baptisée ainsi, à la porte du vivant comme de la mort. Au centre du tableau, comme des luttes dont la périphérie témoigne, elle est le suspens au cœur de la toile, une machine à filer la trame de toutes les histoires.

Bébé pépé

Bébé pépé, 2023, Acrylique sur toile, 40x30, ©guillaume pinard À plusieurs reprises, il m'est arrivé de prendre des poupées comme modèle...