dimanche 9 octobre 2022

Le cœur de la modernité

Tchou Tchou 141 R, 2020, acrylique sur toile, 30x40cm, © guillaume pinard

Dans un des cours que Paul Klee donne à l'école du Bauhaus le 13 février 1922*, il fait la correction d'un exercice donné 7 jours plus tôt. Cet exercice est formulé comme suit : 

Exercice-devoir : combinaison de rythmes solides et fluide (rigides et déliés). Rythmes. Le résultat final doit être la composition. On pourra intégrer la tâche donnée lors des exercices précédents. Par exemple, rythmer l'individu solidement, rythmer le structural de façon déliée, ou rythmer l'individu de façon déliée; le structural de façon rigide ou laisser agir deux individus l'un contre l'autre, l'un qui serait délié et l'autre qui serait rigide. 

La correction de Klee s'appuie sur les relations entre deux caractères, une droite et un cercle. 

(Fig.15, fig. 16, fig.17) Quel type de relation entre les deux caractères avons-nous là ? Le combat de la droite agressive contre le cercle reposant en soi, et la défaite de la droite aussi longtemps qu'elle se trouve dans la zone dangereuse du partenaire. Le combat aux dépens de la droite. La victoire du caractère fluide sur le solide. Un autre type d'expression picturale des relations entre deux hétérogènes nous est enseigné par l'exemple suivant (fig.18 et s.).//

Combat, agressive, défaite, dangereuse, victoire, le vocabulaire utilisé pour étudier ce rapport entre deux hétérogènes est violent et semble décrire le théâtre d'un champ de bataille.


 
Sur la double page suivante, Paul Klee qui poursuit son étude écrit : 

 
P.76 La droite fait usage du tranchant le plus agressif qui soit, devient une flèche décochée et achève le combat aux dépens du cercle. Le cercle a visiblement le dessous. Délaissant les types du combat, je passe à l'accommodement (fig. 22, fig. 23). Le combat est évité par un détour accommodant//

Paul Klee assume l'évocation agressive mais cherche un terrain d'apaisement. Le formalisme au service de la paix.

P. 77 de la droite qui s'accomplit dans l'un des cas par un côté, et dans l'autre par la division (fig. 24) : le combat est évité par le fait que la droite s'adapte et s'ajuste au cercle qui devient alors une ellipse (fig. 25, fig. 26) : et nous avons enfin ici le type d'accommodation réciproque des deux caractères. Les deux partenaires adoptent complaisamment//

P.78 une autre forme. Le cercle n'est plus un cercle, la droite n'est plus une droite.
D'autres exemples n'apporteraient rien d'essentiellement nouveau et je m'en tiendrai donc à ces quelques-uns. Dorénavant je choisirai à chaque fois selon l'esprit de la composition en devenir l'un ou l'autre de ces motifs typiques, et j'obtiendrai alors une mise en forme du combat ou de l'amitié. Le combat peut être mené avec une intensité variable, l'amitié peut se fonder sur l'accommodement unilatéral ou réciproque. 

Paul Klee étudie la relation formelle entre une ligne et un cercle depuis le combat jusqu'à l'amitié où toutes les variations de relations sont envisageables. Ainsi cet exercice apparait comme une méditation sur le couple et ses rapports. Méditation que Paul Klee achève dans les fig. 25 et 26 par l'inscription d'un cœur comme forme aboutie d'apaisement !

Je n'ai pas du tout pensé à ce cours de Paul Klee lorsque le 20 juillet 2020, j'ai peint ce petit tableau d'un train. Je l'aurais alors vraisemblablement composé tout à fait autrement. Je n'y ai pas pensé non plus quand Julie Vayssière me l'a emprunté pour son exposition personnelle "le somnambule" à la Maison des arts de Grand Quevilly en septembre 2022.

C'est la copie qu'elle en a fait qui m'a rappelé que j'avais formé la fumée du train par un cordon de cœurs. 

Et je revois, à l'horizon de la leçon de Klee, ces cœurs comme l'humeur amicale ou amoureuse d'une architecture mécanique projetée vers l'avenir ; je réalise que ce chant d'amour de la modernité lubrifié par la graisse, piaulant de frottements mécaniques et sifflant ses victoires aux grands vents correspond à ce moment anthropologico-érotique de l'histoire où le corps mou de l'humain a trouvé un exosquelette adéquat où se lover, la puissance d'une capsule pour défier la pression des forces terrestres.
 
Cependant, depuis cette date, ce rapport n'a pas cessé de nous briser le cœur et cette lune de miel a basculé dans le cauchemar, l'agressivité de la droite sur le cercle est devenue incontrôlable, les accommodements ne suffisent plus à consoler ce couple et la machine crapote des crânes plutôt que des mots doux. Comment divorcer d'avec la taule froide, les vapeurs de charbon ou de fioul ? Faut-il sauter du train, se glisser sous une pierre et hiberner le temps d'inventer un autre mode de projection, d'autres formes d'idylles entre nos corps, nos cœurs et le monde ? Paul Klee ne le dit pas. 
 
 
*Paul Klee, cours du Bauhaus, Weimar 1921-1922, contributions à la théorie de la forme picturale, Hazan.


Bébé pépé

Bébé pépé, 2023, Acrylique sur toile, 40x30, ©guillaume pinard À plusieurs reprises, il m'est arrivé de prendre des poupées comme modèle...