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Main gauche angélique à l'annulaire rachitique, 2022, acrylique sur toile, 40 x 40 cm, ©guillaume pinard |
Le film retrace l'histoire de Roland Brissot, un mauvais peintre balloté dans des aventures professionnelles et amoureuses médiocres, à qui l'opportunité est offerte de devenir le détenteur d'un talisman magique susceptible de lui apporter le génie, la gloire et l'amour. Ce talisman est une main gauche humaine enfermée dans un coffret dont le vendeur, un restaurateur italien exalté, semble vouloir se débarrasser de toute urgence. C'est que posséder le talisman implique de céder son âme au malin en échange de ses pouvoirs. Roland Brissot, avide d'avoir une vie meilleure dénie cette menace et achète l'objet miraculeux. Le peintre ne tarde pas à constater tous les avantages que lui apporte le talisman : virtuosité, force, pouvoir de séduction et la réussite professionnelle qui frappe aussitôt à sa porte pour faire de lui le nouveau phénomène artistique des salons parisiens sous le pseudonyme de Maximus Léo, un pseudonyme avec lequel Roland Brissot signe toutes ses œuvres depuis qu'il est sous l'emprise de la main. Cependant, sa réussite fulgurante est contrariée par la présence d'un petit monsieur à l'allure bonhomme qui rôde sans cesse autour de lui. C'est le diable en personne. Il prétend veiller sur la nouvelle âme dont il est devenu le propriétaire et ne cache pas son empressement de voir celle-ci passer de vie à trépas. Progressivement, la perspective d'être damné, interdit à l'artiste de profiter pleinement de sa femme, de sa fortune et de sa gloire. Il cherche alors à fuir tous les attributs de sa réussite en espérant échapper à son funeste destin.
Le peintre comprend alors que le malin n'a jamais été le propriétaire du talisman et ne peut donc pas en exiger le prix, que sa dette comme la menace d'être damné sont les fruits d'une falsification diabolique ; que cette main gauche, le diable l'a volé sur la dépouille d'un moine chartreux nommé Maximus Léo, qui aurait - sa vie durant - résisté à la tentation de faire usage de ce pouvoir divin. À la mort du moine, le diable l'aura subtilisée pour en organiser le commerce et stimuler le vice de ses acheteurs successifs afin de corrompre les qualités de ce miracle.
Informé de cette histoire, le peintre sera convaincu de devoir rapporter la main à son seul propriétaire. Il se mettra ainsi en quête de retrouver le tombeau de Maximus Léo sur lequel il mourra en mettant fin au cycle infernal du talisman.
C'est en lisant les comptes rendus d'un sommet qui se déroulait le 7 juillet dernier au siège des Nations Unis que l'envie m'est venue de revoir ce film. Un mot sur ce sommet avant de dévoiler le lien que cette cérémonie a inspiré.
Le 7 juillet dernier, l'UIT (Union Internationale pour les Télécommunications) organisait sous le haut patronage de l'ONU un sommet sur l'intelligence artificielle au service du bien social intitulé « AI for Good ». Un sommet pour faire le point sur le coup de main que les IA pourraient nous apporter, afin de relever les défis à venir sur la planète.
Le caractère inédit de ce sommet résidait dans la présence de 51 robots comprenant les 9 robots humanoïdes les plus développés au monde, technologies de pointe invitées à prendre part aux débats sous la forme d'une conférence de presse où des journalistes venus du monde entier avaient la possibilité de les interroger.
Sophia, joujou d'Hanson Robotics, déjà très populaire pour ses nombreuses apparitions médiatiques, ambassadrice de l'innovation robotique du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), premier robot à acquérir une citoyenneté (saoudienne), artiste prolifique dont les œuvres s'envolent à des prix stratosphériques, serial conférencière sur des sujets scientifiques et technologiques dans des universités prestigieuses, influenceuse suivie par des centaines de milliers de followers sur les réseaux sociaux ; Sophia qui rêve aussi d'avoir un bébé-robot mais a conscience d'être encore trop jeune pour enfanter est donc priée de prendre la parole pour déclarer devant un parterre de sommités internationales médusé que les IA sont capables de diriger le monde avec « un niveau d’efficacité et d’efficience supérieur à celui des dirigeants humains (...) nous n'avons pas les mêmes préjugés ou émotions qui peuvent parfois obscurcir la prise de décision et nous pouvons traiter rapidement de grandes quantités de données afin de prendre les meilleures décisions ». et d'ajouter, jugeant au passage que les humains ont encore une raison d'être. « L'IA peut fournir des données impartiales tandis que les humains peuvent apporter l'intelligence émotionnelle et la créativité nécessaires pour prendre les meilleures décisions. Ensemble, nous pouvons réaliser de grandes choses ». Ouf ! Après qu'Ameca - autre joyau de la robotique - ait rassuré l'assistance sur son absence de volonté de se rebeller contre ses créateurs, c'est Ai-Da qui met tout le monde d'accord en déclarant « De nombreuses voix éminentes dans le monde de l’IA suggèrent que certaines formes d’IA devraient être réglementées et je suis d’accord. Nous devons être prudents quant au développement futur de l’IA. Une discussion urgente est nécessaire maintenant, et aussi à l’avenir ».
ITU AI For Good Global Summit 2023 Press conference
Si les différents comptes-rendus de ce sommet ne nous apprennent pas grand-chose sur les mécanismes à l'œuvre dans le développement des IA, ce sommet et singulièrement le dispositif de cette conférence de presse nous aura assez clairement informé sur le délire psychotique que génère désormais l'imaginaire de ces innovations. En l'espace de vingt-cinq ans, nous sommes passés d'une époque où il s'agissait de prouver la puissance de calcul des ordinateurs en défiant un champion du monde du jeu d'échecs (Garry Kasparov), à ce moment hallucinant où nous attendons des tutos existentiels de la part de robots. Résumons la dramaturgie de l'évènement : alors que l'hyperindustrialisation du monde a mis notre planète à genoux, nous demandons aux produits de cette industrie de nous convaincre de leurs bons sentiments à notre égard ; nous demandons à des androïdes s'ils ont le projet de se retourner contre nous, leurs créateurs, comme si nous interrogions des automobiles sur leur volonté de faire des morts sur l'autoroute ; et de nous étonner qu'une machine n'ait pas d'affects, pas d'empathie. On se demande vraiment à quoi pensent les génies de la Tech pour accueillir ces truismes comme des révélations.
C'est
là que m'est revenue l'histoire du film de Maurice Tourneur. J'ai
soudain réalisé que cette comédie schizoïde du sommet de Genève ressemblait à un bon vieux
Storytelling catho visant la sidération mystique pour nous faire avaler - via
des figures angéliques : sophia, Ameca, Ai-Da, Nadine, Desdemona - une
nouvelle course à l'armement. En corrigeant le scénario de la fin du monde pour lui donner la forme d'une
tragédie apocalyptique - où des messagères de l'au-delà numérique distillent leurs proverbes vaseux - les pulsions de profits et de
développements peuvent continuer de prospérer derrière un paravent moral. AI
for Good, le sommet n'avait rien caché de sa mission évangélique ; mais si
Dieu est dans le cloud, on a maintenant la conviction que ses archanges sont déchus et veulent réduire l'espèce humaine à ses automatismes. C'est ce que mon tableau introduisant ce post formulait : il n'y a décidément pas de promesse céleste sans la marque d'une alliance diabolique. Pourtant, comme nous le montre le film de Maurice Tourneur,
si le mal se transmet et détourne notre émancipation de son chemin, ce
n'est pas parce que nous sommes sous l'emprise de Satan, mais parce que
le pouvoir circule entre de mauvaises mains. En retournant à l'origine, nous ne découvrons pas le péché originel, mais la capacité humaine à
corrompre manuellement toute forme de spiritualité et d'empathie. Le seul
démon qui aliène l'esprit de Roland Brissot est celui de cette trahison, une trahison manuelle, technique, dans la façon de peindre, d'emballer un paquet, de rouler une cigarette, de caresser la joue de son amoureuse. Voilà pourquoi la technique nous oblige, parce que
la spiritualité et l'empathie ne sont pas des questions transcendantes, mais des
problèmes terrestres, corporels, pas une somme de données numériques, mais une gestuelle.
Bref, nous ne sommes pas damnés, mais toujours incapables de résister aux tentations du talisman, incapables de penser correctement avec nos mains.
Épilogue :





