dimanche 12 novembre 2023

La main du diable

Main gauche angélique à l'annulaire rachitique, 2022, acrylique sur toile, 40 x 40 cm, ©guillaume pinard

La main du diable est un film français réalisé en 1942 par Maurice Tourneur. L'histoire est inspirée de la nouvelle de Gérard de Nerval, La Main enchantée.

Le film retrace l'histoire de Roland Brissot, un mauvais peintre balloté dans des aventures professionnelles et amoureuses médiocres, à qui l'opportunité est offerte de devenir le détenteur d'un talisman magique susceptible de lui apporter le génie, la gloire et l'amour. Ce talisman est une main gauche humaine enfermée dans un coffret dont le vendeur, un restaurateur italien exalté, semble vouloir se débarrasser de toute urgence. C'est que posséder le talisman implique de céder son âme au malin en échange de ses pouvoirs. Roland Brissot, avide d'avoir une vie meilleure dénie cette menace et achète l'objet miraculeux. Le peintre ne tarde pas à constater tous les avantages que lui apporte le talisman : virtuosité, force, pouvoir de séduction et la réussite professionnelle qui frappe aussitôt à sa porte pour faire de lui le nouveau phénomène artistique des salons parisiens sous le pseudonyme de Maximus Léo, un pseudonyme avec lequel Roland Brissot signe toutes ses œuvres depuis qu'il est sous l'emprise de la main. Cependant, sa réussite fulgurante est contrariée par la présence d'un petit monsieur à l'allure bonhomme qui rôde sans cesse autour de lui. C'est le diable en personne. Il prétend veiller sur la nouvelle âme dont il est devenu le propriétaire et ne cache pas son empressement de voir celle-ci passer de vie à trépas. Progressivement, la perspective d'être damné, interdit à l'artiste de profiter pleinement de sa femme, de sa fortune et de sa gloire. Il cherche alors à fuir tous les attributs de sa réussite en espérant échapper à son funeste destin. 

Le peintre comprend alors que le malin n'a jamais été le propriétaire du talisman et ne peut donc pas en exiger le prix, que sa dette comme la menace d'être damné sont les fruits d'une falsification diabolique ; que cette main gauche, le diable l'a volé sur la dépouille d'un moine chartreux nommé Maximus Léo, qui aurait - sa vie durant - résisté à la tentation de faire usage de ce pouvoir divin. À la mort du moine, le diable l'aura subtilisée pour en organiser le commerce et stimuler le vice de ses acheteurs successifs afin de corrompre les qualités de ce miracle. 

Informé de cette histoire, le peintre sera convaincu de devoir rapporter la main à son seul propriétaire. Il se mettra ainsi en quête de retrouver le tombeau de Maximus Léo sur lequel il mourra en mettant fin au cycle infernal du talisman. 

C'est en lisant les comptes rendus d'un sommet qui se déroulait le 7 juillet dernier au siège des Nations Unis que l'envie m'est venue de revoir ce film. Un mot sur ce sommet avant de dévoiler le lien que cette cérémonie a inspiré.

Le 7 juillet dernier, l'UIT (Union Internationale pour les Télécommunications) organisait sous le haut patronage de l'ONU un sommet sur l'intelligence artificielle au service du bien social intitulé « AI for Good ». Un sommet pour faire le point sur le coup de main que les IA pourraient nous apporter, afin de relever les défis à venir sur la planète.

Le caractère inédit de ce sommet résidait dans la présence de 51 robots comprenant les 9 robots humanoïdes les plus développés au monde, technologies de pointe invitées à prendre part aux débats sous la forme d'une conférence de presse où des journalistes venus du monde entier avaient la possibilité de les interroger. 

Sophia, joujou d'Hanson Robotics, déjà très populaire pour ses nombreuses apparitions médiatiques, ambassadrice de l'innovation robotique du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), premier robot à acquérir une citoyenneté (saoudienne), artiste prolifique dont les œuvres s'envolent à des prix stratosphériques, serial conférencière sur des sujets scientifiques et technologiques dans des universités prestigieuses, influenceuse suivie par des centaines de milliers de followers sur les réseaux sociaux ; Sophia qui rêve aussi d'avoir un bébé-robot mais a conscience d'être encore trop jeune pour enfanter est donc priée de prendre la parole pour déclarer devant un parterre de sommités internationales médusé que les IA sont capables de diriger le monde avec « un niveau d’efficacité et d’efficience supérieur à celui des dirigeants humains (...) nous n'avons pas les mêmes préjugés ou émotions qui peuvent parfois obscurcir la prise de décision et nous pouvons traiter rapidement de grandes quantités de données afin de prendre les meilleures décisions ». et d'ajouter, jugeant au passage que les humains ont encore une raison d'être. « L'IA peut fournir des données impartiales tandis que les humains peuvent apporter l'intelligence émotionnelle et la créativité nécessaires pour prendre les meilleures décisions. Ensemble, nous pouvons réaliser de grandes choses ». Ouf ! Après qu'Ameca - autre joyau de la robotique - ait rassuré l'assistance sur son absence de volonté de se rebeller contre ses créateurs, c'est Ai-Da qui met tout le monde d'accord en déclarant « De nombreuses voix éminentes dans le monde de l’IA suggèrent que certaines formes d’IA devraient être réglementées et je suis d’accord. Nous devons être prudents quant au développement futur de l’IA. Une discussion urgente est nécessaire maintenant, et aussi à l’avenir ».

ITU AI For Good Global Summit 2023 Press conference

Si les différents comptes-rendus de ce sommet ne nous apprennent pas grand-chose sur les mécanismes à l'œuvre dans le développement des IA, ce sommet et singulièrement le dispositif de cette conférence de presse nous aura assez clairement informé sur le délire psychotique que génère désormais l'imaginaire de ces innovations. En l'espace de vingt-cinq ans, nous sommes passés d'une époque où il s'agissait de prouver la puissance de calcul des ordinateurs en défiant un champion du monde du jeu d'échecs (Garry Kasparov), à ce moment hallucinant où nous attendons des tutos existentiels de la part de robots. Résumons la dramaturgie de l'évènement : alors que l'hyperindustrialisation du monde a mis notre planète à genoux, nous demandons aux produits de cette industrie de nous convaincre de leurs bons sentiments à notre égard ; nous demandons à des androïdes s'ils ont le projet de se retourner contre nous, leurs créateurs, comme si nous interrogions des automobiles sur leur volonté de faire des morts sur l'autoroute ; et de nous étonner qu'une machine n'ait pas d'affects, pas d'empathie. On se demande vraiment à quoi pensent les génies de la Tech pour accueillir ces truismes comme des révélations.

C'est là que m'est revenue l'histoire du film de Maurice Tourneur. J'ai soudain réalisé que cette comédie schizoïde du sommet de Genève ressemblait à un bon vieux Storytelling catho visant la sidération mystique pour nous faire avaler - via des figures angéliques : sophia, Ameca, Ai-Da, Nadine, Desdemona - une nouvelle course à l'armement. En corrigeant le scénario de la fin du monde pour lui donner la forme d'une tragédie apocalyptique - où des messagères de l'au-delà numérique distillent leurs proverbes vaseux - les pulsions de profits et de développements peuvent continuer de prospérer derrière un paravent moral. AI for Good, le sommet n'avait rien caché de sa mission évangélique ; mais si Dieu est dans le cloud, on a maintenant la conviction que ses archanges sont déchus et veulent réduire l'espèce humaine à ses automatismes. C'est ce que mon tableau introduisant ce post formulait : il n'y a décidément pas de promesse céleste sans la marque d'une alliance diabolique. Pourtant, comme nous le montre le film de Maurice Tourneur, si le mal se transmet et détourne notre émancipation de son chemin, ce n'est pas parce que nous sommes sous l'emprise de Satan, mais parce que le pouvoir circule entre de mauvaises mains. En retournant à l'origine, nous ne découvrons pas le péché originel, mais la capacité humaine à corrompre manuellement toute forme de spiritualité et d'empathie. Le seul démon qui aliène l'esprit de Roland Brissot est celui de cette trahison, une trahison manuelle, technique, dans la façon de peindre, d'emballer un paquet, de rouler une cigarette, de caresser la joue de son amoureuse. Voilà pourquoi la technique nous oblige, parce que la spiritualité et l'empathie ne sont pas des questions transcendantes, mais des problèmes terrestres, corporels, pas une somme de données numériques, mais une gestuelle. 

Bref, nous ne sommes pas damnés, mais toujours incapables de résister aux tentations du talisman, incapables de penser correctement avec nos mains. 

Épilogue :

lundi 20 mars 2023

Enfin le futur !

Enfin le futur !, 2022, pastels secs sur papier, 54 x 42 cm,@ guillaume pinard

En dessinant cette mouche, j'ai eu le sentiment que son style était daté. Comme un objet marqué par le style de son époque, la robe de ce diptère m'a semblé être le fait d'un designer dépassé.

Cette remarque peut paraitre idiote quand on sait que les traces les plus anciennes de mouches remontent au Permien (-250 millions d'années), que leur évolution s'est stabilisée au Crétacé (-100 millions d'années) et que mon sentiment est mieux guidé par le souvenir des films de SF des années 1950 que par cet imaginaire antédiluvien, mais j'ai dans l'idée que les deux phénomènes : mode et évolution biologique - même soumis à d'incomparables périodicités - répondent à un même principe d'anticipation.

L'évolution des espèces est souvent présentée ou comprise comme l'adaptation d'organismes à la pression d'un contexte qui les oblige à se métamorphoser, sorte de jeu de chaises musicales où les plus opportunistes tirent leur épingle du jeu aux dépens de tous les autres ; mais cette idée laisse supposer qu'un organisme saurait évaluer ce qui lui manque pour correspondre à une nouvelle donne, ou bien qu'en pâte à modeler plus ou moins tendre, il se déformerait sous la pression susdite et décrocherait une place pour la prochaine saison à condition que sa déformation fût adéquate. On évoque aussi les cataclysmes naturels que le cosmos aurait choisis pour relancer régulièrement les dés. 

Toutes ces idées impliquent que les organismes sont de bons petits soldats qui font ce qu'ils peuvent devant la fatalité, mais qu'ils sont plutôt aux ordres des circonstances qui s'imposent à eux plutôt que les protagonistes de ces mêmes circonstances. Or, tout organisme modifie son environnement à sa convenance et l'ensemble des convenances est le texte d'un bouleversement permanent auquel toutes les espèces sont indéfiniment soumises. Ce n'est pas tant que les espèces doivent s'adapter aux désidératas de notre bonne vieille mère la terre, mais qu'ils doivent inlassablement supporter le délire des autres. 

Mais que signifie : supporter le délire des autres ? Comment s'y conformer lorsque leurs objectifs commencent à entraver les nôtres ? Comment évoluer ? Mon intuition est que chaque organisme vivant est comme une cartomancienne devant son jeu de cartes. Les cartes ne changent pas, mais leur combinaison et l'interprétation de leurs agencements est versatile. Le stock d'informations est homogène mais ses phrases sont instables.

L'organisme ou la cartomancienne ne décryptent pas les arcanes d'un avenir intangible inscrit dans le "grand livre", ils modélisent des scénarios possibles auxquels le sujet du tirage doit réagir dans le présent. Dans les deux cas, cet usage du temps permet au sujet de s'installer dans les germes du futur, d'anticiper. Une raison pour ne plus distinguer le réel de sa représentation et de considérer la fiction comme un réel en devenir.

Ainsi, ma mouche n'a-t-elle pas tricoté son costume pour se conformer à un contexte, mais en pariant comme un.e styliste sur des tendances et des conformations à venir ; et en faisant ce pari, elle a changé les conditions de cette conformation.

Supporter le délire des autres consiste donc à interpréter des signes avec le corps, à s'installer dans un vis-à-vis pantomimique qui exige un gout pour l'attitude et le mimétisme en imaginant les conséquences organiques de cette danse. Il ne s'agit pas de s'adapter à un signe dont la transparence ou la portée ne seront jamais acquises, mais de miser sur la pression que ce signe exercera sur nos organes, d'interpréter toute modification dans son monde comme un présage et de l'accompagner. 

Que cette prémonition soit juste ou erronée, on l'aura compris importe peu. Il suffit que l'organisme interprète et parie sur son environnement plutôt qu'il ne l'analyse et s'y soumette pour garantir le maintien du mouvement plutôt que celui du statu quo.

C'est à ce titre que je crois au futur et à sa divination. C'est parce que le présent et la sédimentation des temps qui le constituent génèrent des anticipations fictionnelles paranoïaques qui nous affectent, nous métamorphosent et nous projettent dans des scénarios à venir qu'il est possible de parier sur la voie de ces destinés, le mouvement de ces mutations.

C'est dans ce sens que tout réalisme doit être visionnaire sans jamais redouter les traits que prendra sa solution.



dimanche 15 janvier 2023

L'horizon des collemboles

La rencontre du sage Crâne d'œuf aux confins de la Raccoon academy, 2020, acrylique sur toile, 80x80 cm, © guillaume Pinard

"Aux confins de la Raccoon Academy, sur le Mont Tétatilotélatou, la Daronne est allée interroger Crâne d'œuf sur le sort du monde. Après avoir gratté une allumette, le sage a alors éructé d'incompréhensibles borborygmes, avant de nous prier de le laisser dormir. Nous voilà bien avancé..." 

Voilà la courte description que j'avais faite de ce tableau lorsqu'il s'était agi de le poster sur Instagram le 14 décembre 2020. 

S'inscrivant dans une série de tableaux qui tricottent la fiction d'une académie alternative : la Raccoon Academy, cet épisode présente la daronne accompagnée d'un.e de ses étudiant.e.s au sommet d'une montagne, venue chercher la vérité auprès d'un sage en forme de cacahuète que l'on suppose détenir tous les secrets du monde.

Escalader une montagne, se rapprocher du ciel comme de la connaissance et du divin pour rencontrer un grand esprit en espérant lui arracher les vérités de l'univers est un stéréotype. La montagne sacrée, comme refuge des sages et des divinités est un motif qui appartient à de nombreuses cultures (mont Sinaï, Olympe. Fuji, Wutai, Meru, etc...). La montagne est le lieu où le ciel se penche sur la terre, les dieux sur les humains pour les regarder et leur parler. Territoire du sublime par excellence, la dimension géologique de la montagne inspire naturellement l’émerveillement et la crainte, le merveilleux et le divin. 

C'est cet imaginaire qui a prévalu à la représentation de cette scène ; et la réponse énigmatique du sage Crâne d'œuf n'échappe pas non plus au folklore des retours énigmatiques prononcés par des êtres supérieurs en sagesse à des questions qui s'expriment trop simplement. L'allumette craquée n'est-elle pas le signe de la vanité de toute chose devant l'esprit immortelle de la montagne que Crâne d’œuf s'emploie à ventriloquer ? Mystère.

Cette peinture suscite toujours mon intérêt, néanmoins, en raison des longues heures passées dans mon jardin à observer les arthropodes depuis que je l'ai peinte, je ne peux plus la regarder sans me poser les questions quotidiennes qui poussent ma curiosité à écarter des herbes ou à fouiller dans des massifs de mousse pour découvrir la faune qui y réside ; et singulièrement une classe d'arthropodes apparue à la fin de l'automne, alors que j'imaginais (comme tout le monde) que mon jardin allait entrer dans une longue et intégrale somnolence. 

Le 11 décembre dernier à 14h40, je photographiai un collembole sur un sol glacé. Cette découverte me fit sitôt entreprendre une recherche passionnée sur ce groupe d'hexapodes.

Isotomurus maculatus, © guillaume pinard

 

Ces représentants de la mésofaune sont présents sur la terre depuis 400 millions d'années. On les trouve sur tous les continents et dans tous les milieux, du désert à l'arctique en passant par les tropiques, de l'intertidale à la canopée et jusqu'à 6000 mètres d'altitude, mais surtout sur et dans le sol où ils broutent le mycélium. (Plutomurus ortobalaganensis détient même le record de l'habitat le plus profond pour un animal terrestre. Il a été retrouvé dans le gouffre de Krubera-Voronja en Géorgie à 1980 mètres sous terre). 

Bref, ils sont partout et dans des quantités astronomiques et il aura fallu 51 ans avant que je considère leur existence.

Pour dire quoi ? Plutôt que de réveiller Crâne d'œuf, il m'apparait désormais que la Daronne aurait mieux fait de sortir la loupe et de se mettre à quatre pattes pour interroger la verdure. Elle y aurait sans aucun doute entendu la voix des collemboles, ces grands ancêtres qui ont traversé 4 extinctions de masse et en savent long sur tous les tremblements de la planète. Ainsi ai-je la tentation de corriger mon tableau comme un maître d'école corrige une copie en encourageant l'élève à trouver d'autres modèles pour répondre à ses questions, à entretenir son goût pour la fiction, mais en fixant la ligne d'un nouvel horizon.

Bébé pépé

Bébé pépé, 2023, Acrylique sur toile, 40x30, ©guillaume pinard À plusieurs reprises, il m'est arrivé de prendre des poupées comme modèle...