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Enfin le futur !, 2022, pastels secs sur papier, 54 x 42 cm,@ guillaume pinard |
En dessinant cette mouche, j'ai eu le sentiment que son style était daté. Comme un objet marqué par le style de son époque, la robe de ce diptère m'a semblé être le fait d'un designer dépassé.
Cette remarque peut paraitre idiote quand on sait que les traces les plus anciennes de mouches remontent au Permien (-250 millions d'années), que leur évolution s'est stabilisée au Crétacé (-100 millions d'années) et que mon sentiment est mieux guidé par le souvenir des films de SF des années 1950 que par cet imaginaire antédiluvien, mais j'ai dans l'idée que les deux phénomènes : mode et évolution biologique - même soumis à d'incomparables périodicités - répondent à un même principe d'anticipation.
L'évolution des espèces est souvent présentée ou comprise comme l'adaptation d'organismes à la pression d'un contexte qui les oblige à se métamorphoser, sorte de jeu de chaises musicales où les plus opportunistes tirent leur épingle du jeu aux dépens de tous les autres ; mais cette idée laisse supposer qu'un organisme saurait évaluer ce qui lui manque pour correspondre à une nouvelle donne, ou bien qu'en pâte à modeler plus ou moins tendre, il se déformerait sous la pression susdite et décrocherait une place pour la prochaine saison à condition que sa déformation fût adéquate. On évoque aussi les cataclysmes naturels que le cosmos aurait choisis pour relancer régulièrement les dés.
Toutes ces idées impliquent que les organismes sont de bons petits soldats qui font ce qu'ils peuvent devant la fatalité, mais qu'ils sont plutôt aux ordres des circonstances qui s'imposent à eux plutôt que les protagonistes de ces mêmes circonstances. Or, tout organisme modifie son environnement à sa convenance et l'ensemble des convenances est le texte d'un bouleversement permanent auquel toutes les espèces sont indéfiniment soumises. Ce n'est pas tant que les espèces doivent s'adapter aux désidératas de notre bonne vieille mère la terre, mais qu'ils doivent inlassablement supporter le délire des autres.
Mais que signifie : supporter le délire des autres ? Comment s'y conformer lorsque leurs objectifs commencent à entraver les nôtres ? Comment évoluer ? Mon intuition est que chaque organisme vivant est comme une cartomancienne devant son jeu de cartes. Les cartes ne changent pas, mais leur combinaison et l'interprétation de leurs agencements est versatile. Le stock d'informations est homogène mais ses phrases sont instables.
L'organisme ou la cartomancienne ne décryptent pas les arcanes d'un avenir intangible inscrit dans le "grand livre", ils modélisent des scénarios possibles auxquels le sujet du tirage doit réagir dans le présent. Dans les deux cas, cet usage du temps permet au sujet de s'installer dans les germes du futur, d'anticiper. Une raison pour ne plus distinguer le réel de sa représentation et de considérer la fiction comme un réel en devenir.
Ainsi, ma mouche n'a-t-elle pas tricoté son costume pour se conformer à un contexte, mais en pariant comme un.e styliste sur des tendances et des conformations à venir ; et en faisant ce pari, elle a changé les conditions de cette conformation.
Supporter le délire des autres consiste donc à interpréter des signes avec le corps, à s'installer dans un vis-à-vis pantomimique qui exige un gout pour l'attitude et le mimétisme en imaginant les conséquences organiques de cette danse. Il ne s'agit pas de s'adapter à un signe dont la transparence ou la portée ne seront jamais acquises, mais de miser sur la pression que ce signe exercera sur nos organes, d'interpréter toute modification dans son monde comme un présage et de l'accompagner.
Que cette prémonition soit juste ou erronée, on l'aura compris importe peu. Il suffit que l'organisme interprète et parie sur son environnement plutôt qu'il ne l'analyse et s'y soumette pour garantir le maintien du mouvement plutôt que celui du statu quo.
C'est à ce titre que je crois au futur et à sa divination. C'est parce que le présent et la sédimentation des temps qui le constituent génèrent des anticipations fictionnelles paranoïaques qui nous affectent, nous métamorphosent et nous projettent dans des scénarios à venir qu'il est possible de parier sur la voie de ces destinés, le mouvement de ces mutations.
C'est dans ce sens que tout réalisme doit être visionnaire sans jamais redouter les traits que prendra sa solution.
