samedi 11 décembre 2021

Quand je serai peintre

Quand je serai peintre, 2021, huile sur toile, 42 x 33 cm, © Guillaume Pinard

 

Le titre de cette peinture réagit à une remarque qui m'a été faite à de nombreuses reprises, remarque selon laquelle je ne serais pas un peintre mais un illustrateur.

 

Je suis toujours très étonné de voir des esprits avisés et instruits de la polymorphie de l'art, pâlir lorsque cette frontière entre la peinture et l'illustration semble avoir été franchie. Je voudrais comprendre ce que recouvre ce mépris ordinaire de l'illustration.

 

Récemment encore, le 11 avril 2021, dans l’émission radiophonique animée par Jean de Loisy sur France Culture « L’art est la matière », le peintre Gérard Garouste, interrogé sur les moyens qu’il mettait en œuvre pour se préserver de l'illustration, répondait :

 
 
 

Où l'on entend que l'illustration est finalement le fantasme/paillasson d'une essentialisation de la peinture (paillasson parfois aussi utilisé pour identifier le territoire du dessin, ce qui est encore plus acrobatique et cocasse).

 

Et il faut une bonne dose de mauvaise foi pour prétendre que la littéralité de l'illustration équivaut à une transparence. En raison de son mouvement didactique qui recherche un langage objectif et commun, compréhensible par le plus grand nombre, elle développe des formes de lisibilité et de synthèse toujours nouvelles, elle forme et déforme des normes de représentation. À ce titre elle n'est ni plus ni moins idéologique et créative que « la peinture », soumise également au jugement critique et à l'interprétation.

 

Mais ce n'est pas le problème. L'artiste redoute plutôt l'adhésion populaire, de voir l'acuité de sa pensée galvaudée par la plèbe, l'originalité de sa recherche plastique comparée aux techniciens du récit, son statut libéral dégradé au contact du mécano. C’est une vieille histoire ; et je sais que ce détracteur repousserait vigoureusement cette accusation de distinction en démontrant que lui aussi manipule cette matière, ne rechigne pas à encanailler ses formes, à considérer le sort des braves gens. C'est pourquoi ce mépris ordinaire est finalement sans objet, fantasmatique dans son expression mais politique dans ses bases.

 

Inutile donc ici de céder au piège de l'essentialisation d'une pratique au prétexte de vouloir en déconstruire une autre, car ma réaction épidermique devant les arguments grossiers des « ennemis » de l'illustration procède surtout - on l'aura compris - du sentiment de voir s'exprimer un mépris de classe ou bien la reproduction mimétique de ce mépris pour avoir l'air d'en être (ce qui est plus triste encore), plutôt que le résultat d'une sérieuse analyse épistémologique. 

 

Sans doute suis-je particulièrement requis quand des charges stigmatisent mes déterminations sociales et culturelles. Car oui, mon imaginaire s'est forgé dans l'illustration, par la fréquentation passionnée des dictionnaires, des encyclopédies, des illustrés, par des livres qui représentaient et racontaient le monde, qui avaient l'ambition d'en transmettre les contours et les complexités, les fictions aussi. Ils relevaient du même régime de réalité que les arts visuels et produisaient les mêmes efforts pour essayer d'en témoigner. 

 

Et aujourd'hui, si j'aspire à un syncrétisme entre des sources iconographiques hétérogènes, une forme de polygraphisme, je ne supporte toujours pas qu'incidemment, la part de l'illustration soit déclassée ou renvoyée à la facilité, au kitsch, au mauvais goût ou à la pornographie. Cette condescendance, soit-elle ignorante d'elle-même me fait toujours bondir.

mercredi 1 septembre 2021

Avis de recherche

Prénom Roman, 2021, acrylique su toile, 40x40 cm, © Guillaume Pinard


À quoi ça sert de savoir dessiner ? Je parle juste de cette capacité à faire un truc ressemblant, je n'investis rien d'artistique dans cette question ; et j'entends par "servir" une fonction aussi servile que celle de l'ouvre-boite ou du démonte-pneu.
J'ai pensé en faire l'expérience au moins une fois en 1996 ; et si je prends la peine de rappeler cette anecdote, c'est qu'elle a surement eu un effet sur mon travail et mon insistance à représenter des scènes de rencontre.
 
Il faut d'abord que je situe l'évènement dans un contexte. Ce qui l'a précédé comme ce qui m'oblige à y revenir aujourd'hui 25 ans plus tard. 

Voici, je viens d'emménager dans un appartement à Nantes et ma mère, soucieuse de mon confort m'apprend qu'un collègue de travail - à qui elle a parlé de mon installation - propose de me donner un très bon bureau pour travailler ; et d'ajouter sous la forme d'une intrigue que cet homme aurait besoin de mes qualités de dessinateur pour réaliser un portrait dont il me confira le sujet lorsqu'il me rencontrera. Rendez-vous est donc pris pour la livraison du bureau et la rencontre avec son donateur. 

L'homme m'apprend alors qu'il est médium de longue date et travaille régulièrement, mais secrètement avec les services de police afin de les aider à résoudre des affaires au point mort ; qu'il travaille justement sur un cas de disparition et qu'il souhaite formaliser le visage d'un possible ravisseur dont il a la vision. L'affaire en question n'est rien d'autre que la disparition de la petite Marion Wagon.
 
Toute personne qui a vécu en France en 1996 sait l'émotion populaire que suscita cette disparition, a vu le visage de Marion sur un avis de disparition quelque part dans sa ville, a pensé à elle et sa famille. Cette affaire a bouleversé la France entière. Je me retrouve donc à dessiner le portrait-robot d'un possible ravisseur de Marion sous la dictée d'un témoin/médium. Au terme de cette séance, satisfait de mon travail, le voyant me donne un billet et me demande d'observer la plus grande discrétion à l'endroit de notre exercice avant de partir. Je ne le reverrai jamais. Le lendemain soir, je décide d'aller au cinéma voir La cité des enfants perdus de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro. À ce moment, je ne fais aucun lien entre le sujet de ce film et mon rendez-vous de la veille. Un lien pourtant grossier. 
 
Image du film La cité des enfants perdus, 1995, Jean-Pierre Jeunet & Marc Caro
 

Je me souviens être sorti en colère de cette projection, colère après les réalisateurs, d'avoir pu concevoir un film si loin de tous mes intérêts ; et alors que, rentrant chez moi, j'affute mentalement tous les arguments de ma critique, je vois un jeune homme qui me fait des signes en accélérant le pas dans ma direction. Je continue ma route pour écarter la possibilité d'une mauvaise rencontre, mais nous sommes seuls sur ce qui ressemble à un énorme parvis à la sortie du centre-ville et je réalise que la rencontre va être inévitable. Il est minuit et une conversation s'engage. Il me demande d'abord du feu, je n'en ai pas, de l'argent, pour finir par me menacer de m'agresser - en faisant saillir un objet invisible mais pointu dans sa poche - si je ne lui en donne pas. Je n'ai ni envie de fuir, ni de me battre, je n'ai pas vraiment peur, je suis simplement obsédé par l'idée de retenir les traits de son visage comme un dessinateur en plein travail. Il m'attire vers un distributeur, me fait retirer une somme d'argent sur un compte qui en possède très peu et il disparait. Je rentre chez moi un peu sonné par cette expérience, tout en me concentrant pour retenir son visage. Je m'installe alors sur le bureau fraichement acquis et reprends un travail déjà exécuté la veille. Je réalise son portrait-robot. Après avoir dessiné celui d'un homme virtuel, je me retrouve à dessiner celui de mon propre agresseur. La collision des deux évènements me semble alors vertigineuse. Le lendemain matin, je me rends au poste de Police qui me voit déposer plainte avec une pièce à conviction inhabituelle. Très vite et grâce à mon portrait, les enquêteurs me proposent un ensemble de suspects sur un trombinoscope. Tout d'abord une série de visages qui n'a rien à voir avec mon dessin (je suppose que c'est une stratégie usuelle pour vérifier l'authenticité des témoignages) puis une seconde où je l'identifie formellement. Peu de temps après, le jeune homme qui est donc déjà connu des services de Police et activement recherché pour des braquages de caissières avec un tournevis (c'était donc la nature de l'objet que j'avais vu pointer dans sa poche) est arrêté. Une confrontation est organisée, je confirme que c'est la bonne personne ; ne nourrissant aucune espèce de rancune contre lui, je ne demande pas de réparation, juste le remboursement de la somme dérobée et cette affaire se termine là pour moi.

 
Je ne sais plus si c'est un policier ou bien la presse qui m'en a informé, mais j'ai appris alors son nom. Un nom que je n'ai jamais oublié : Roman Coelho.
Un an plus tard, je découvre la pièce de théâtre Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltes où je retrouve une partie des sentiments qu'a suscité ma rencontre avec Roman Coelho, mon désir de faire durer cette rencontre plutôt que de tenter quelque chose pour l'interrompre. Ce sentiment d'avoir été plutôt embarqué dans un processus de séduction que d'avoir été la proie d'un agresseur. 
 
Voilà pourquoi, le 11 mai de cette année, en me remémorant cet évènement, j'ai voulu représenter la scène assez naïvement avec une forme d'ambiguïté sexuelle, où je me trouve nu devant un agresseur qui tient un couteau comme un phallus. Où la violence et le désir sont intimement mêlés.
 
Et puisque Roman Coelho s'est invité à nouveau dans ma vie par la médiation de ce petit tableau, il me vient à l'esprit de faire une recherche sur internet pour voir si je peux trouver des traces de ce qu'il est devenu. Je tombe alors sur un article qui me glace le sang, un article publié par le journal nantais La lettre à Lulu daté de janvier 2000 et dont je restitue ci-dessous l'intégralité.

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Placard m’a tuer. Mort d’un rayon de soleil

On peut naître en enfer et mourir en enfer. Avoir dix-huit ans et se pendre en prison. Même sans le vouloir, simplement parce que c’est comme ça.


Au rythme des suicides dans les maisons d’arrêt, l’on pourrait croire que la peine de mort a été rétablie dans notre doux pays. La presse locale s’est assez largement faite l’écho des suicides récents à la maison d’arrêt de Nantes, mais n’a pas mentionné celui d’un jeune homme qui venait tout juste d’avoir dix-huit ans et s’est pendu le 8 janvier dans sa cellule.

L’histoire de Roman Coelho est d’abord celle de Shwrinivasan, «Rayon de soleil» en Indien. L’enfant est adopté avec sa petite sœur à l’âge de deux ans et demi par la famille Coelho, après avoir été confié par son grand père à une congrégation de sœurs missionnaires. Un départ dans la vie marqué du feu de l’enfer : Shwrinivasan a assisté au meurtre par immolation de sa mère, perpétré par son propre père. Une monstruosité en vigueur dans certaines castes indiennes lorsque la famille maternelle tarde trop à verser la dot.

«Son passé l’a poursuivi toute sa vie, l’a empêché de bien vivre», témoigne aujourd’hui sa mère adoptive. Elle décrit son fils en écorché vif. «Tout petit, Roman avait déjà d’énormes problèmes relationnels, il était incapable de se lier à qui que ce soit. En classe, c’était bêtise sur bêtise, il était insupportable à tout le monde.» À partir de huit ans, il suit une psychothérapie dans un centre pour gamins. À onze ans, il refuse de poursuivre ces soins. Un psychothérapeute dira : «Votre fils relève de la psychiatrie lourde, je ne peux plus rien pour lui.» Avec les premières fugues commencent les premières conneries. Livrée à elle-même face à une adoption en échec, sans conseil extérieur, sans assistance réelle, la famille s’enlise. L’adolescent rejette sa famille d’adoption, rejette la terre entière. «Je ne savais plus quoi faire avec lui, livre sa mère, il ne trouvait plus sa place dans un cadre familial. Il y avait urgence.»

À seize ans, après une scolarité désastreuse, Roman quitte l’école. Il se met à braquer au tournevis des caissières d’hypermarché. Une première fois écroué, il est condamné à sept mois puis placé en unité d’encadrement renforcé à Brest, d’où il s’échappe et disparaît durant six mois. Il finit par se rendre de lui-même à la brigade des mineurs qui le place une dizaine de jours en hôpital psychiatrique.

Contraint de suivre des soins, il multiplie les petits larcins, trafique un peu de shit. Il donne de moins en moins de nouvelles, n’a pas que de bonnes fréquentations. «Il détruisait tout dès que ça allait mieux, confie sa sœur, il y avait trop de souffrance en lui.» En 99, il vole la carte bleue d’un malade du CHU, gagne huit mille francs et dix-sept mois de prison ferme. Il n’a pas encore dix-huit ans et intègre le quartier des mineurs où il va «baigner dans un climat de violence», selon un responsable de l’OIP. Grand, fort, il ne semble pas trop souffrir de sa détention. Mais le 8 septembre le petit homme «fête» sa majorité. Roman obtient de rester quelques temps encore avec les mineurs, pour très peu de temps et rejoint le quartier des détenus adultes. En trois mois, il change plusieurs fois de cellule. À Noël, il écrit à sa mère : «La prison c’est l’enfer...» et note cependant : «À bientôt.»

«Roman n’était pas suicidaire, dit sa sœur, ce n’était pas un suicide, mais un appel. Même à la prison, ils considèrent ça comme ça. Il n’aurait pas fait ça s’il avait su que trois jours avant j’avais pris un parloir.» Quatre jours avant de passer à l’acte, il avait demandé à rencontrer son avocat et le juge des enfants. Tous ceux qui l’ont connu ou simplement approché sont unanimes : «Sa place n’était pas en prison. Elle était dans un circuit médical.» Roman y décédera pourtant entre dix-sept heures trente et dix-huit heures, à un mètre cinquante de son codétenu, un homme de trente-huit ans en fin de peine. Qui n’a rien vu, rien entendu. Il y avait la télé à fond, paraît-il. Pour une fois qu’il y avait un rayon de soleil dans la cellule...


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Quatre ans après notre rencontre, trimballé par des institutions qui n'ont pas su lui trouver un refuge pour le soigner, Roman Coelho est donc mort dans une cellule de la prison de Nantes. 
 
À quoi ça sert de savoir dessiner ? Aujourd'hui, j'aimerais que cette compétence ne soit jamais utilisée comme un ouvre-boite ou un démonte pneu, plus jamais pour un portrait-robot, mais plutôt à soigner la mémoire de rencontres qui ont vraiment compté.


samedi 28 août 2021

Je vous arracherai le cœur avec les dents

Je vous arracherai le cœur avec les dents, 2021, acrylique sur toile, 75 x 54 cm, © Guillaume Pinard

« Il faut maintenant que je vous avoue le contenu de mon rêve. Je me promenais dans la Tôlerie dans un paysage de cartons. Il y en avait partout. C’était comme explorer la bouche d’un géant aux gencives nappées d’abcès desquels saillaient des centaines de dents gâtées. Il n'était pas possible d'imaginer pire hygiène. Pour dissimuler cette misère buccale, un valeureux dentiste avait pris ce palais pour lieu d’exposition couronnant les chicots d’images païennes. Mais plutôt que d'améliorer la scène, au dégoûtant tableau, ce lustre ajoutait une ambiance malsaine. Certaines quenottes et leur décoration étaient plantées si haut qu'il fallait des jumelles pour les voir. J'imaginai l'artiste attendre le repos du géant pour accéder à ces parties. »
 
J'ai écrit ce court texte d'intention pour une exposition personnelle à La Tôlerie (Clermont-Ferrand) et je veux expliquer ici comment m'est venue cette idée très inspirée par le Pantagruel de Rabelais (Chapitre XXVIII : Comment Pantagruel de sa langue couvrit toute une armée, et de ce que l’auteur veit dedans sa bouche).
 
Ainsi, ce post est-il l'autopsie d'un rêve, une enquête impossible sur les ressorts d'une idée d'exposition.
 
Lorsque j'ai été invité pour ce projet, je venais tout juste de faire une visite d'atelier dans mon appartement où j'avais improvisé un accrochage à la va comme je te pousse sur le bureau, des piles de livres, au sol, etc. 
 

© Guillaume Pinard

Il y a longtemps que je couve l'idée de présenter mon travail dans cet esprit, mais je n'ai jamais réussi à convertir cette proposition domestique en projet d'exposition. Il aura fallu ce rêve pour que je parvienne à résoudre mon équation. Car le texte introductif à ce post est le récit d'un rêve authentique. Un rêve que j'ai fait après avoir parlé - la journée précédente - à Marie L'Hours et Tom Castinel, artistes et responsables de La Tôlerie, de ce que je souhaitais y présenter. Et mon rêve s'est exactement déroulé comme je le décris. Je n'ai eu qu'à forcer le trait pour lui donner plus de relief.
Dans un premier temps, j'ai pensé que le contenu de mon rêve était le résultat logique de mon accrochage domestique. J'avais d'ailleurs partagé l'image de cette expérience avec Marie et Tom, confiant mon désir de trouver une traduction à cette forme pour mon exposition. J'ai cependant réalisé plus tard que cette vision onirique était probablement le résultat d'un montage plus complexe qui accordait cette expérience à des souvenirs proches et lointains.
 
Je commence par Rabelais, puisqu'il semble être le metteur en scène de mon rêve. J'ai découvert et lu Rabelais dans un endroit très précis : dans les murs du Château d'Oiron. J'y ai travaillé comme animateur auprès de groupes scolaires, mais également comme guide touristique durant l'été 1997 et 1998. À cette époque, les visites étaient rares et j'avais beaucoup de temps pour lire. Mes lectures étaient naturellement concentrées autour de l'histoire du château et de sa collection d'art contemporain ; collection rassemblée par Jean-Hubert Martin sur le thème du cabinet de curiosités (Curios & Mirabilia), à l'occasion d'une large commande publique visant à animer un château qui était dépourvu de contenu (à l'exception de la remarquable galerie de peinture de Noël Jallier, peintre de l'école de Fontainebleau). C'est donc là que j'ai lu Pantagruel, afin d'en savoir plus sur la source d'inspiration de l'artiste Fabrice Hyber et de sa pièce : Bonbons très bons. Dans l'œuvre d'Hyber et le Pantagruel de Rabelais, il est question d'ingestion, de mise en bouche et d'un voyage dans le corps comme dans un paysage inédit. La cavité buccale y est le vestibule d'un nouveau monde.
 
Fabrice Hyber, Bonbons très bons, 1993, bois, plastique, plomb, résine, verre, Château d'Oiron. © ADAGP

Pour poursuivre mon montage, il faut désormais remonter encore plus loin, 20 ans plus tôt, en 1976/1977.
J'avais entre 6 et 7 ans. Mes parents venaient de faire construire un pavillon dans un lotissement où j'ai d'abord partagé une chambre avec ma sœur. La pièce qui se trouvait en face de cette chambre était alors un lieu de stockage où se trouvaient tous les cartons du très récent déménagement. On y entrait jamais. C'était une pièce aveugle. Je me souviens très bien qu'un jour mon père, m'invitant à le suivre, ouvrit cette porte pour m'annoncer avec bienveillance que cette pièce serait bientôt la mienne. Nous ne sommes pas entrés dans la pièce obscure et gorgée de cartons. Nous sommes restés sur le seuil. Dans mon esprit d'enfant, je ne suis pas parvenu à convertir ce débarras en chambre et il m'a fallu imaginer que je devrai bientôt vivre et dormir au milieu d'un capharnaüm, dans l'obscurité et dans la seule pièce de la maison où personne n'allait. Cette perspective a suscité chez moi une grande angoisse et j'ai mis beaucoup de temps à apprivoiser cette pièce lorsqu'elle est effectivement devenue ma chambre. Je n'en ai évidemment jamais rien dit. Être tout petit au milieu d'une masse innombrable de cartons et imaginer devoir vivre seul dans ce stockage est exactement le projet de mon exposition à La Tôlerie. 
Je suppose que la psychanalyse trouverait dans ce souvenir une scène traumatique matricielle pour expliquer sa résistance au temps. Il reste que mon rêve a une autre vertu : c'est un rêve prémonitoire. En trouvant la solution à l'exposition que je dois faire, il accorde des souvenirs en projetant mon esprit dans une réalité future. Il est modestement mais assurément prédictif. 
 
Mais ma digression ne s'arrête pas là. Cette anecdote me rappelle la scène d'un film d'horreur de 1985 ; un film bis typique du genre "horreur comique" des années 80. Le film House de Steeve Miner.
 
Le film relate l'histoire d'un vétéran du Vietnam devenu écrivain à succès qui s'installe dans la maison de sa tante où celle-ci vient de se suicider. On comprend assez vite que la tante savait que la maison était hantée. On découvre aussi que quelques mois avant la mort de cette femme, le fils de l'écrivain y a mystérieusement disparu. Depuis cette étrange disparition, le héros s'est séparé de sa femme, a perdu son inspiration et espère retrouver le fil de son œuvre comme celui de sa vie en s'installant dans la demeure. 
 
J'avoue que j'avais oublié le scénario de ce film, mais une scène m'avait profondément marqué. Je me souvenais que le héros, luttant contre des monstres et fantômes, ouvrait à un moment une porte qui donnait sur un gouffre noir, une sorte de néant. 
J'ai dû revoir le film pour m'en assurer. Mon souvenir était exact, mais la porte qui - dans mon souvenir - avait la taille d'une porte standard était en définitive celle d'une armoire à pharmacie accrochée au-dessus de l'évier d'une salle de bain ; pharmacie que l'écrivain ouvre plusieurs fois durant le film pour y prendre des calmants (on comprend pourquoi) et dont il a l'idée de briser le miroir quand il comprend que cette armoire est le passage secret pour retrouver son fils.
 
Image du film House, 1985, Steeve Miner, ©IMDB
 
J'avais également oublié que la défunte tante était une artiste peintre et qu'elle avait laissé l'adresse de ce passage dans sa dernière peinture. On découvre cette peinture* au début du film alors qu'un agent immobilier essaye d'obtenir l'accord de l'écrivain pour mettre la maison en vente.

Image du film House, 1985, Steeve Miner, ©IMDB

On la revoit dans la dernière séquence, lorsque le héros réalise que le secret de sa quête est peut-être dissimulé sous le chiffon qui pend encore sur le tableau.

Image du film House, 1985, Steeve Miner, ©IMDB

Où il découvre le reflet de son fils dans le miroir de l'armoire à pharmacie. En revoyant cette peinture clé dans l'intrigue du film, j'ai compris pourquoi ma mémoire avait fait une confusion sur la taille de la porte.

Je note que ces quatre souvenirs ont pour point commun de se rapporter à des espaces et à la singularité d'objets dans leur cadre : les tableaux dans mon appartement, la bouche d'un géant dans un château, des cartons qui remplissent une pièce, un passage secret dans une armoire à pharmacie.
 
Il reste, pour conclure l'autopsie de mon rêve, à évoquer la sauce qui a permis, je crois, l'entremêlement de ces données. Son théâtre est la ville de Fougères. J'y ai séjourné quelques jours avant le rêve dans un meublé en location. En nous y installant, mon amie, ma fille et moi-même fument immédiatement d'accord sur un constat ; cette maison avait tous les attributs d'une maison hantée. Elle transpirait le paranormal. La nuit, ma fille s'enfermait dans sa chambre à double tour. Quant à moi, je me laissais aller à photographier les horloges arrêtées pour voir si les aiguilles bougeaient pendant notre absence. 
 

© Guillaume Pinard


Je me souviens avoir confié à ma fille que j'avais l'impression d'être dans la maison de Carrie, héroïne du film d'horreur de Brian de Palma, film que nous nous sommes amusés à regarder dans notre location  pour vérifier cette ressemblance et ajouter quelques frissons à notre séjour. 
 
Ce n'est que récemment - revoyant House - et l'acteur William Katt dans le rôle titre que j'ai réalisé qu'il était le lien entre House et Carrie, dernier film dans lequel il est un des principaux protagonistes.
 
Image du film Carrie au bal du diable, 1976, Brian de Palma, © Splendor Films

Durant cette semaine à Fougères, j'ai visité son château. J'étais le seul visiteur. Le tourisme était en berne. J'ai tout de suite repensé à Oiron, son château, mes vagabondages solitaires dans ses murs. Au centre de la cour du château de Fougères, une maquette est présentée. Étrangement, cette maquette ne reconstitue pas un état "idéal" du château qui nous informerait sur ce qu'on ne peut plus y voir, mais son état actuel. C'est une parfaite mise en abyme. Néanmoins, pour des raisons esthétiques et/ou pratiques, la maquette n'a pas été orientée comme son modèle, si bien qu'en la regardant et se projetant à son échelle, on a l'étrange sensation de subir une rotation de 30° vers le sud.

© Guillaume Pinard

Si mon exposition à La Tôlerie s'intitule finalement je vous arracherai le cœur avec les dents, ce n'est pas seulement à cause de Carrie (quoique), mais parce qu'en revenant de Fougères et de notre location, j'ai voulu peindre le portrait d'une peluche qui s'y trouvait, un lapin vraiment flippant, perché sur une poutre, assis à côté de santons et dont le regard halluciné nous accueillait à l'étage en haut d'un escalier. La peluche affichait une mignonnerie retorse. Défraichie et poussiéreuse, elle était petite, mais paraissait géante à côté des bibelots de céramique. Je voyais dans ce lapin, un croisement entre Pantagruel et la poupée Chuckie, une créature  prête à descendre de son perchoir pour nous manger tout cru. 
 

© Guillaume Pinard

Il faudrait maintenant reprendre toute ma chaine d'éléments à rebours et montrer comment Fougères aura aspiré et cristallisé une émulsion d'expériences et de souvenirs pour produire un rêve qui, s'il est, comme je l'ai supposé prémonitoire, réservera certainement à l'exposition - dont je n'ai pas encore fait le montage au moment où je termine ce post - bien des péripéties.

*Cette peinture est l'œuvre de William Stout

vendredi 20 août 2021

Le pavillon des singes

Le masque, 2011 acrylique sur toile 24 x 18 cm, © Guillaume Pinard

Il n'y a pas que des foires ou des musées d'art contemporain à Bâle, il y a aussi un zoo. En repensant à cette peinture réalisée en 2011, j'ai voulu retrouver des images de l'enclos dans lequel j'avais vu (en 2009) un singe déambuler avec un sac en toile de jute sur la tête.

Le pavillon des singes créé en 1969
 
Le pavillon des singes du Zoo de Bâle a été créé en 1969. Depuis un espace tenu dans la pénombre, un dispositif architectural panoptique permet d'observer simultanément à travers de grandes baies vitrées quatre enclos séparés par des cloisons.
 
À ce sujet le site du parc déclare : 

"Les animaux ne vivent plus derrière des grilles, mais derrière d’épaisses parois vitrées. Ce nouvel aménagement doit les protéger contre les contaminations par les visiteurs. Ces derniers peuvent observer les animaux en toute sérénité grâce à la salle des visiteurs non éclairée.

La première des quatre cellules enferme des chimpanzés, la deuxième des orangs-outans, la troisième des gorilles et la quatrième réunie différentes espèces de petits singes d'Amérique du sud.
 
Transformation du pavillon des singes
 
Le pavillon a été rénové et agrandit entre 2010 et 2012. Si la photographie de sa rénovation n'est pas stupéfiante de nouveauté et nous oblige à jouer au jeu des sept erreurs entre les deux photographies, c'est que l'innovation tient dans la construction d'une zone extérieure aux enclos, invisible à l'image (quoique nous en devinions la présence au fond des cages) ; une zone que les singes peuvent rejoindre comme la cour d'une prison pour se dégourdir les pattes et proposer leurs acrobaties aux visiteurs.

Durant mes recherches sur ce zoo, ses locataires et singulièrement sur ses orangs-outans, j'ai été troublé par la découverte de ce portrait de Bagus*, un mâle orang-outan accompagné d'un sac en toile de jute.

«Bagus», l'orang-outang, Zoo de Bâle/Torben Weber

Bagus devenait immédiatement le candidat idéal pour redonner vie à mon souvenir. Seulement, Bagus n'est arrivé à Bâle qu'en 2014, c'est-à-dire bien après mon passage dans le pavillon des singes. Si Bagus n'est pas le singe que j'ai vu en 2009 avec un sac en toile de jute sur la tête, l'histoire de son arrivée au Zoo de Bâle et les inquiétudes qu'il suscita chez ses soigneurs stimulent pourtant le sentiment complexe qui a été le mien en assistant à ce spectacle de dissimulation. Venant du Zoo de Berlin où il était qualifié de singe vif et très actif, Bagus a immédiatement manifesté des troubles du comportement en arrivant à Bâle. Apathique, refusant de s'alimenter et cachant son visage, il déprimait gravement. Sa survie était en jeu. Je ne pense pas qu'il soit utile d'être primatologue, vétérinaire, ni d'abuser d'anthropocentrisme pour comprendre l'anxiété que put susciter chez cette créature sociale intelligence l'action cruelle d'être arrachée à son groupe originel pour être confronté à d'autres individus au milieu d'un décor inédit.**

Lorsqu'en 2009, j'avais vu un singe se déplacer avec un sac en toile de jute sur la tête, j'avais donc ressenti un profond malaise. De fait, le processus d'identification avec un orang-outan est si fort que toute confrontation avec l'un de ses représentants rend l'expérience toujours vertigineuse, mais en mettant son sac sur la tête, le singe paraissait rompre le jeu d'un possible reflet. Son geste me jugeait gravement. Je pouvais imaginer que le doute sur notre parenté avait changé de bord, que je n'étais plus la matrice anthropomorphe d'une possible relation, mais le reflet dans lequel il refusait désormais de se voir parce que décidément non, je n'étais pas comme lui.

Le 11 avril 2020, un article dans Le Matin Dimanche titrait sous la plume de

"Sans nous, les singes du Zoo de Bâle ne s'amusent plus."

En contraignant le parc à fermer ses portes au public, les mesures sanitaires liées à l'épidémie de Covid avaient perturbé le quotidien des singes qui commençaient à manifester des signes d'ennui. Si les singes sont un spectacle, une attraction pour le public qui les visite, nous savons qu'en retour le public est une stimulation pour des animaux qui ont peu d'évènements marquants à négocier dans leur univers stérilisé. On sait aussi comment la structure scénique de leurs enclos stimule certains individus à jouer d'être vu ; que le sentiment d'être en représentation ne leur est pas indifférent. Un fait qui entérine la réversibilité des regards.

Je veux poursuivre mon exploration du pavillon des singes du Zoo de Bâle et le malaise de ma visite par un détour en évoquant un autre espace, celui d'une peinture de David Teniers le jeune datant de 1647.

David Teniers le jeune : Galerie de l'Archiduc Léopold Wilhelm, 1647, Musée du Prado

Cette peinture m'apparait comme une peinture de guerre, mais d'une guerre froide, de la menace plutôt que du conflit armé. Arrogante par le prestige des objets d'art qui la composent, spectaculaire par le raffinement des détails et des dorures qui l'émaillent, agressive par la densité d'images et de regards qui nous font face, tout est tourné avec ostentation vers nous. Arrogante, spectaculaire, agressive, cette toile me fait penser à une armure de samouraï du début de la période Edo (contemporaine du tableau de Teniers), période où ces armures recyclaient l'imaginaire des grandes heures des samouraïs, mais s'affirmaient déjà comme des costumes d'apparat plutôt que de combat. Dès le XVIIe siècle, la virtuosité technique de ces ouvrages et la saturation de leurs symboles se développaient à proportion de la perte de leur usage.

Armure à lacets rouges et bleus de la famille Kii Tokugawa, milieu du 17e siècle, Fer, cuir, laque, soie, bois, feuille et poudre d'or, fourrure d'ours. Costume réalisé par un anonyme. Casque réalisé par Saotome Iechika, © The Ethel Morrison Van Derlip Fund, Minneapolis Institute of Art

La guerre s'était déplacée depuis le champ de bataille vers celui de l'image et de son théâtre. S'il n'y avait plus personne à l'intérieur de l'armure, la foule croissait devant pour se soumettre à l'autorité de ce qu'elle représentait.

On pourrait dire la même chose des peintures et sculptures représentées dans l'œuvre de David Teniers le jeune, toutes arrachées au terreau qui les avait rendues nécessaires, elles n'ont plus d'autres batailles à mener que d'être accréditées comme œuvres d'art pour affirmer le prestige de leur collectionneur. Les jeux sont faits en quelque sorte et il s'agit mieux d'imposer un pouvoir que de l'exercer. 

Une porte bâille au centre du tableau, comme la couture mal serrée de l'armure. Grâce à cette faiblesse qui semble affirmer que l'espace représenté n'est pas qu'un plateau de théâtre, mais une simple étape dans une visite où se succèdent les salles et leurs richesses, on devine la coulisse, l'arrière-plan où les personnages ont fabriqué leurs masques avant de venir s'afficher.

C'est ça, lorsque je me suis retrouvé à Bâle en visite dans son zoo et devant l'orang-outan enfermé dans sa cage, un sac en toile de jute sur la tête, j'ai pensé que je me couvrais - que je le veuille ou non - d'une armure de Samouraï ou d'une prestigieuse collection d'œuvres d'art. Aussi modeste que je pouvais l'être en entrant dans le pavillon des singes, j'étais devenu un archiduc. Le rapport entre nous deux, homme et singe était proprement impossible. Devant le triste spectacle martial que je lui opposais, mon terrible déguisement, la magnifique créature privée de liberté n'avait pas d'autre issue que de se dissimuler pour suspendre la comédie, pour interrompre ce jeu impitoyable où aucune chance de victoire ni pour le moins de relation ne lui était offerte.

* Bagus signifie "très beau" en Indonésien

**La presse a indiqué qu'un traitement à base de Millepertuis (fleur utilisée de longue date contre les états dépressifs de l'humain) aurait amélioré son état dans les mois qui suivirent.

mercredi 9 juin 2021

L'esclave de Blanche-Neige

L'esclave du mioir, 2021, acrylique sur toile, 41x33 cm, © Guillaume Pinard

Il arrive souvent qu'un ensemble de notes appelle une idée de peinture, plus rarement qu'une peinture soit réalisée pour illustrer un texte. C'est le cas de celle-ci. Elle vient compléter une réflexion sur le dessin animé Banche-Neige réalisé en 1937 par Walt Disney.

Je sais tous les actes et toutes les représentations sexistes que comporte ce film. Ils ont été largement commentés, ils crèvent l'écran, mais ce n'est pas l'objet de mon commentaire. Je propose un autre angle.

Je parle ici de l'usage des miroirs dans ce film et de la place non moins problématique à laquelle il nous condamne. Ma lecture s'appuie essentiellement sur la première séquence que je dois d'abord décrire.

Le premier plan nous fait zoomer sur un château médiéval planté au bord d'une rivière (cette architecture est directement inspirée de L'Alcazar de Ségovie en Espagne). Puis, par un fondu enchainé, un nouveau zoom s'approche de la tour centrale et cadre une fenêtre. Le fondu suivant nous conduit au-delà de cette ouverture, dans les appartements de la reine que l'on surprend de dos, monter un escalier et s'approcher d'un miroir dans lequel elle se reflète. Elle invoque alors l'esclave du miroir magique en lui demandant de la rejoindre depuis l'espace le plus éloigné en traversant les vents et les ténèbres. 

L'ouverture de cette séquence nous fait ainsi passer du royaume au château, puis du château au siège du pouvoir, de ce siège à la reine et enfin de la reine au miroir. Le miroir est le mur du fond, la limite au-delà de laquelle la caméra ne peut plus avancer, la limite qui oblige la reine à convoquer l'esclave de l'autre côté du tain (comme d'un parloir), à venir la rejoindre depuis l'espace le plus lointain. La reine exige donc  un autre travelling impossible à représenter, nous laissant imaginer l'esclave faire un mouvement tout symétrique au nôtre. Un parallèle qui implique que nous soyons l'exact reflet de l'esclave du miroir, de ce masque infernal. D'ailleurs, quand le masque apparait, la reine n'est plus représentée dans son axe, face à lui, mais c'est bien nous, spectateurs que le masque regarde.

Après que l'esclave ait dit à la reine que sa beauté avait été finalement surpassée par celle de Blanche-Neige, le plan suivant nous propulse au bas des escaliers du Château où l'on découvre la princesse à la tâche, briquant la première marche, au plus bas, en haillons et étendue au sol. Elle est bien cette autre esclave martyrisée par la reine, celle à laquelle la première séquence nous a identifiés. Blanche-Neige et nous sommes les mêmes reflets antagoniques de l'esclave du miroir.

Blanche-Neige se dirige alors vers un puits, confiant à des colombes qui l'accompagnent le pouvoir magique dont ce dernier est doté. Si l'on prononce un vœu dans son fût et que l'écho nous revient, le vœu sera exhaussé. Nouvelle scène de miroir où la princesse se reflète dans l'eau pure d'une source en chantant et désirant qu'un amoureux la rejoigne. Bon présage, sa chanson est doublée par l'écho et sitôt, un prince attiré par la voix carillonnante de Blanche-Neige la rejoint pour conclure la chanson avec elle.

Ainsi, si le miroir de la reine est habité par un juge intraitable qui prononce la loi sans ménager les aspirations de sa maîtresse, celui de Blanche-Neige renvoie l'expression de ses désirs sans délais. Le jugement autoritaire du miroir magique et maléfique s'oppose à la complaisance du miroir angélique. Dans un cas comme dans l'autre, le miroir n'offre aucune réflexivité. La supériorité de la beauté de Blanche-Neige parait indiscutable et l'écho de son désir performatif.

Où la reine s'accomplit dans les ténèbres et les forces brutes, au milieu des rats et des toiles d'araignée, dans le reflet d'un miroir satanique qui impose son pouvoir autoritaire par le visage d'un esclave, Blanche-Neige, esclave de la reine impose partout où elle passe la clarté et la propreté en mirant son visage de réprouvé dans une eau claire qui lessive toutes les contradictions.  

Ainsi, la quête de Blanche-Neige consistera durant tout le film à nettoyer la crasse et la noirceur du royaume au milieu d'adultes infantilisés. Elle nous prendra à témoin de son nettoyage en profondeur, imposant notre mission et le cadre de notre désir : l'hygiène, la propreté et la juvénilité comme conditions indispensables à la réalisation de notre bonheur. 

À la fin du film, une fois sortie de son sommeil, grâce au baiser du prince, elle nous lâchera pour retrouver son château maintenant nimbé d'une atmosphère divine, immaculé.

Le film terminé, nous retournerons vivre aux côtés des faons, des oisillons et des lapereaux, chez les sept nains, poursuivre le grand décapage et travailler à l'éclat de son règne dans une mine de diamants. D'esclave de la méchante reine, nous nous réjouirons alors d'être devenus les esclaves immatures de Blanche-Neige, sans jamais avoir la possibilité de vérifier ce que reflète à présent l'eau de la source ou le miroir magique.

samedi 22 mai 2021

Un cri cosmique dans le tableur.

Export, 2021, pastel sec sur papier, 40x30 cm, © Guillaume Pinard

L’imaginaire de cette année de pandémie et de ses confinements répétés aura pris la forme d’une grille du logiciel Excel. Le monde m'est apparu comme un gigantesque tableur : automatiser les calculs, créer des graphiques, trier, filtrer, extraire des informations, présenter sous forme de tableau, réaliser des analyses. Le monde était déjà comme ça me direz-vous. Certes, mais des zones de contacts : baisers, poignées de mains, étreintes joyeuses, dérives nocturnes, rassemblements culturels ou festifs huilaient les frontières de ma cellule.

Dans ce quadrillage intégral, Il n’y a aura eu que la parcelle de mon jardin pour apaiser mon angoisse de détenu. Là, dans les massifs d’herbes, de fleurs et de graminées, sous terre et dans les airs, les relations, contacts, superpositions, rivalités allaient bon train, indifférents à la crise. J’ai commencé par photographier chaque espèce, à les identifier, à les classer, pour réaliser que j’imposais à cette complexité ce même esprit de cloisonnement qui m’affligeait. Je ne faisais pas les bonnes images. Il fallait que je présente des interactions inattendues, les hauteurs et profondeurs qui permettent à des mondes de se développer parallèlement sur différents plans, dans différentes zones, distinguer les autochtones installés durablement des migrateurs pour lesquelles ce jardin n'était qu'une étape, etc.

Dans un cadrage classique : plan large et ligne d’horizon, la perception générale de mon jardin donne l’illusion d’un monde harmonieux et continu, mais une observation rapprochée offre le spectacle d'un incompréhensible ballet. Comment maintenir la coexistence de plusieurs dizaines d’espèces animales et végétales entre-elles dans un simple carré de jardin ? Quelle est la signalétique qui régit et structure cette apparente pagaille ?

J'ai retourné le problème. La signalétique n’est pas seconde, elle n’a pas vocation à légiférer sur les rapports entre les êtres. Elle est la source même de tous les développements du vivant. Son programme cherche à proliférer et à s’adapter sans cesse. Il faut qu’elle emprunte tous les canaux de diffusion que la matière lui rend possible. C’est de cet opportunisme et de sa plasticité que résultent son polymorphisme et ses capacités métamorphiques. Tout millimètre déserté nécessite une nouvelle image. La structure de la matière n’a de cesse de vouloir se signaler en entrainant un écheveau de vis-à-vis, de rencontres, d'effets mimétiques, de relations parasitiques ou coopératives, de malentendus.

Rapportée à ma pratique des images, cette idée vertigineuse (déjà amorcée dans un précédent post) m'a converti en pollinisateur ignorant d'un processus imaginal qui dépasse ma volonté, l'obligé d'un système qui cherche tendanciellement à s'émanciper de ma maîtrise, le jouet d’une conscience universelle tout-terrain et amorale qui fait peu de cas de mon intelligence et se contente de bricoler des circuits pour trouver le moyen optimal de se propager. 

Ce code primitif et pour tout dire originel, probablement issu des confins du cosmos, cette chose qui a trouvé dans mon corps cybernétique les conduits où s’immiscer et dévorer mes histoires pour imposer les siennes, cette force qui contamine et reconfigure la singularité de mes désirs, squatte mon système limbique et ma bande passante, me duplique en profondeur, cette énergie vitale qui a pris mes pinceaux pour pousser un cri dans le tableur, qui peut-elle bien chercher à contacter ?

vendredi 30 avril 2021

L'internet pavillonnaire

Le confinement de la Raccoon Academy, 2020 acrylique sur toile 70 x 70 cm, © Guillaume pinard

Cette peinture est le détournement explicite d'un Saint Jérôme dans le désert peint par Andrea Mantegna entre 1448 et 1451, afin de concevoir l'épisode d'une série de peintures consacrée à la vie d'une académie fictive baptisée La Raccoon Academy.


Andrea Mantegna, Saint Jérôme dans le désert, 1448 - 1451, tempera sur bois, 48x36 cm,
Musée d'Art de São Paulo.

C'est à la faveur de la redécouverte d'une photographie vieille de 25 ans que cette peinture m'est apparue en définitive plus riche qu'un simple clin d'œil à la grande peinture, mieux que la manifestation subjective d'un sentiment suscité par la situation exceptionnelle du confinement.

Il faut donc que je fasse un détour par la photographie en question pour dérouler ma relecture. Il s'agit d'une image prise en octobre 1996 depuis l'un des deux parcs d'un lotissement situé dans une petite ville périurbaine de Nantes (devenue aujourd'hui une commune de sa banlieue) située à 15 kilomètres au sud-ouest de Nantes, au bord de la Loire, ligne bleue que l'on peut apercevoir sur mon image séparer les bâtiments industriels du premier plan.

La Montagne, Octobre 1996, © Guillaume Pinard

En redécouvrant cette image, je me suis d'abord demandé comment j'avais pu voir et enregistrer un paysage paraissant citer directement un tableau de Nicolas Poussin sans m'être jamais vraiment sérieusement intéressé à sa peinture auparavant. 

Nicolas Poussin. Paysage par temps calme (1651) Huile sur toile, 97 × 131 cm, The J. Paul Getty Museum, Los Angeles.

Un tableau sur lequel je me suis pourtant penché en 2010 au point d'en faire une reprise dans un dessin mural pour une exposition personnelle.

Nicolas (2010) dessin mural au fusain, vue de l'exposition Otto au Portique, le Havre, 2010

Sans répondre clairement à cette coïncidence qui trouve sans doute son explication dans une simple réminiscence devant le cadre photographique, les mots confinement, télétravail, internet, paysage idéal, péri-urbanité, spiritualité, érémitisme, pastoralisme, se sont mis à tourner dans mon esprit pour reconsidérer le contenu de mon tableau. 

C'est un fait, mes peintures sont rarement urbaines. Elles se situent presque toujours dans un cadre montagneux idéalisé ; et si la ville apparait, c'est toujours en arrière-plan en contrepoint de cette architecture "naturelle". Certes, j'ai toujours eu conscience de faire écho aux paysages italiens pour nourrir mon imaginaire, mais je n'ai jamais clairement formulé la portée de ce signalement périurbain et de la position qui en découlait.

Le lotissement depuis lequel est pris la photographie de 1996 est sorti de terre en 1977 à La Montagne, une jeune commune (1877) historiquement ouvrière et résidentielle, liée à l'arsenal d'Indret. Elle doit son nom à la villa La Montagne (aujourd'hui la Mairie) construite entre 1839 et 1841 par Aristide Demangeat, fils cadet de l'ex-directeur de l'Arsenal d'Indret sur le point culminant du coteau (38m). 

Comme tous les lotissements, le Lotissement des oiseaux  portait un idéal, presque un rêve, celui de la ville à la campagne. (J'apprends que ce nom bucolique : Lotissement des oiseaux - qui a fait florès sur le territoire français - fut l'idée de Gaston Bardet, urbaniste pionnier de l'architecture périurbaine en France et qui édifia en 1964 le premier Lotissement des oiseaux au Rheu à l'ouest de Rennes). Ce rêve proposait la parcelle de terre et la propriété à qui n'avait pas les moyens de l'obtenir en ville ou souhaitait bénéficier des avantages du confort moderne au milieu d'un paysage encore champêtre, mais sous contrôle. Il apparaissait aussi comme la revanche des déracinés dont les lointains aïeux avaient connu l'exode rural. La possibilité d'un retour à la terre en souliers vernis. En 1970, La Montagne était une petite ville aux équipements rationalisés sans que ses prairies ou ses bois n'aient été tout à fait dévorés par l'étalement urbain. Les paysages de cette ville avaient encore l'équilibre parfait d'un Nicolas Poussin

En faisant une rotation à 180° avec mon objectif, je pourrai 25 ans plus tard photographier les conséquences de cette greffe pavillonnaire ; car aujourd'hui, si La Montagne ne souffre pas de l'absence d'infrastructures propices à éduquer, soigner et animer l'existence de ses concitoyen.ne.s, elle est devenue une véritable cité-dortoir dont la densité en population a officiellement rejoint la première catégorie dite de "densément peuplée". C'est que depuis la construction du Lotissement des oiseaux - histoire banale dans la périphérie des grandes villes française - ce modèle a explosé et a colonisé toute la surface de la commune.

Et si j'identifiais les montagnes que je représente à La Montagne ? Si à travers mes paysages fantastiques, je portais encore cette rêverie pavillonnaire et la mélancolie qu'elle a produites ? Si mon imaginaire était resté prisonnier de ce fantasme d'une ville à la campagne ? Si mes montagnes étaient le signe d'une composition mal formulée, le mauvais tour d'un contre-modèle urbain ? Empruntons provisoirement cette piste autobiographique et revenons à mon détournement de la peinture d'Andrea Mantegna pour la prolonger. 

D'abord, je n'avais pas bien réalisé que le smartphone de mon personnage remplaçait un chapelet et j'observe désormais mon héros (un autoportrait) fixant un objet de dévotion en scrollant les posts d'un réseau social comme un livre de prières, quand l'ordinateur portable remplace la bible et la vulgate de Saint Jérôme. Naviguer sur la toile, n'est-ce pas cheminer dans un espace infini où des voix venues d'un nuage numérique se manifestent ? Sans cesse poussé à l'exégèse, l'internaute doit distinguer le vrai du faux, le bien du mal, il est la proie des évangélistes influenceurs comme des démoniaques trolleurs. L'usage du web ressemble à une quête spirituelle. On pourrait multiplier les analogies à l'envi. J'en propose une dernière : cette révélation a son prophète en la personne de Steve Job. Pourquoi lui ? Parce que Steeve Job a inauguré une méthode de marketing : l'évangélisme technologique. Une technique dont Mike Boich et Guy Kawasaki seront les maîtres d'œuvre et qui consistera a produire un imaginaire dépassant la seule prose technologique à dessein d'attirer les créateurs d'applications pour relever un défi émancipateur et civilisationnel innervé par le spiritualisme de la contre-culture des sixties.

À gauche : Rembrandt, 1659, Huile sur toile, 168,5 × 136,5 cm, Gemäldegalerie, Musées d'État de Berlin. À droite : l’iPad annoncé par Steve Job le 27 janvier 2010 lors d’une conférence de presse d’Apple au Yerba Buena Center for the Arts de San Francisco.

On retrouve cette promesse de sublime jusque dans les fonds d'écran de la marque.

Fond d'écran du système Mac os Sierra d'Apple, 2016

Ainsi, si ma peinture n'est pas proprement religieuse, elle n'est pas dépourvue de spiritualité ; une spiritualité doublement déçue, car comme celui des lotissements de Gaston Bardet, l'Éden numérique de Steeve Job a aujourd'hui du plomb dans l'aile et c'est plutôt la solitude et l'aliénation - symboles d'un libéralisme aveugle et délétère - et le coup énergétique de son fonctionnement qui animent les commentaires au sujet des conséquences de cette révolution anthropologique. La positivité disruptive de ces technologies, leur promesse d'un nouvel âge s'est abîmée dans le scénario de la catastrophe économique, sociale et planétaire.

Le confinement arrive ici comme la pierre angulaire de la mélancolie. Pendant ce confinement, internet a scénographié la déception comme jamais l'âge numérique ne l'avait fait auparavant. Il a simultanément ravivé - via ses technologies - la possibilité de développer des moyens inédits de rapprocher des solitudes, de redessiner des topographies communautaires et poétiques, mais a aussi violemment heurté nos affects contre les murs institutionnels et industriels par lesquels ces réseaux sont paramétrés.

La vie dans les lotissements comme sur le web ressemble à un bad trip où le rêve d'un jardin de liberté, de paix et de partage a calé et patine désormais dans un interminable purgatoire. Coincé dans l'organisation zonée du lotissement, comme dans le cadre autoritaire des applications, mon imaginaire ne parvient plus à écoper le dégoût et la tristesse pour reformer un destin désirable. 

N'ayant pas la veine combative et à défaut de trouver mieux, la joie naïve d'un érémitisme contemplatif semble être encore la seule perspective supportable. Pas un isolement du monde, mais un arrachement au vacarme pour tenter de réveiller d'autres accords, une autre musique.

Bébé pépé

Bébé pépé, 2023, Acrylique sur toile, 40x30, ©guillaume pinard À plusieurs reprises, il m'est arrivé de prendre des poupées comme modèle...