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Bébé pépé, 2023, Acrylique sur toile, 40x30, ©guillaume pinard |
À plusieurs reprises, il m'est arrivé de prendre des poupées comme modèles pour donner vie à des personnages, il m'est aussi arrivé d'en faire ou d'écrire à ce sujet dans ce blog, mais c'est la première opération de représentation dont je souhaiterais éclairer les motivations dans ce post en m'appuyant sur ma dernière expérience en la matière.
Lorsque j'ai retrouvé la poupée qui a servi de modèle au tableau présenté ici, je n'ai pas eu le sentiment de remettre la main sur un vieux jouet chargé d'affects, de ces sentiments mélancoliques que peuvent susciter certains objets attachés à l'enfance. Cette poupée avait été achetée il y a quinze ans dans un Emmaüs comme un matériau en vue d'inspirer des réalisations personnelles et je l'avais oublié ; au point qu'en la sortant de son sac, j'ai eu le sentiment de la voir pour la toute première fois, comme si quelqu'un l'avait oublié dans mes affaires. Simultanément - et c'est surement le ressort principal de ma sidération devant elle - j'ai eu la très forte impression d'être le contemporain de cette représentation. Aussi ai-je eu immédiatement l'envie de la peindre comme un portrait.
Selon mon habitude, le tableau est de petit format, mais il reprend les codes d'un portrait classique, en pieds, d'empereur, de roi ou de chef d'état, de ces portraits qui affirment mieux l'autorité d'une fonction que l'identité d'une personne. Le jardin s'est imposé. Il est le lieu qui qualifie le mieux mon imaginaire du moment.
Mais ce Bébé pépé fait effraction dans mon travail à un moment où je me suis pourtant promis d'en raffiner les sujets. Bébé pépé pose en figure centrale et enfantine dans un jardin réduit à l'état de décor, quand je cherche pourtant chaque jour et dans un vrai jardin à faire disparaitre la présence humaine et l'unité paysagère. Bébé pépé s'impose dans une ambiance bucolique de seconde zone, alors que je voudrais témoigner de la multiplicité des mondes. Bébé pépé gâche tout, efface tout et me demande de le regarder.
Je me dis que Bébé pépé exagère, mais que je ne peux pas balayer l'émotion qu'il suscite en moi d'un revers de la main, que je dois l'écouter.
Qu'as-tu à me dire Bébé pépé ?
Retour sur le terrain. Le 10 juin 2022 à 18h40 je photographie dans mon jardin une fourmi Temnothorax nylanderi. C'est une toute petite espèce de fourmi. L'ouvrière mesure entre 2,5 et 3mm. Il faut un objectif macro pour obtenir ce niveau de détails. À de nombreuses reprises, il m'est arrivé de voir ma silhouette se refléter dans le thorax ou l'abdomen d'un arthropode, mais cette image est exemplaire de ce phénomène en raison de l'échelle à laquelle il s'est produit. Mon reflet s'est cristallisé à la surface d'une créature qui évolue dans une autre dimension. Indifférent à ma présence, l'hyménoptère transporta pourtant pendant quelques secondes mon image sur son corps. Depuis son microcosme, l'abdomen de cette bête m'aura observé.
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| ©guillaume pinard |
Mais cette supputation repose encore sur une ambiguïté, celle que je puisse en réalité regarder cette fourmi et par extension son biotope pour finalement m'y voir et projeter le mien. Pour que l'image soit plus équilibrée, il faudrait que la réversibilité des regards soit sans équivoque. Par ailleurs, l'insecte est centré dans son cadre, décorrélée de son espace, de ses congénères et la très courte profondeur de champ de l'objectif ne précise qu'une fine surface de sa réalité, abandonnant tout le reste au flou. Cette photographie, comme ma peinture semble opérer la définition d'un corps par soustraction, séparation, obligeant sa dénomination dans la foulée : Temnothorax nylanderi. Pour l'entomologiste amateur, la tentation est grande de prendre cette issue comme solde de tout compte, de se satisfaire de pouvoir correctement ranger cette espèce dans un tiroir, mais ce nom, comme ce rangement ne disent rien de la créature, sinon qu'un naturaliste allemand : Johann Georg Adam Förster l'a décrite et nommée en 1850.
Bébé pépé quant à lui, tout en semblant typique, ne caractérise rien, ni personne. Il oppose son apparence et son patronyme comme une énigme, une boule à facettes sur laquelle l'analyse se diffracte, il livre une identité joueuse de pure spécultation. C'est le ressort auquel je veux en venir : pour désarmer la représentation de ses pulsions morbides, il faut fuir la neutralité et tricoter une forme chargée d'un "déjà vu", de caractères venus de loin, mais dont on ne parvient pas à éclaircir l'identité ni la promesse, dessiner des traits qui ne fassent pas autorité, qui permettent l'échappée.
Et peut-être la poupée possède-t-elle la consistance la plus adéquate pour magnétiser cette ambiguïté, embrasser cette temporalité contrariée. J'ajoute que l'étymologie
du mot poupée est partagée avec celle du mot pupe, cette chrysalide dans
laquelle les larves de diptères, les asticots se métamorphosent en
mouches. Ainsi la poupée est-elle à l'humain, ce que la pupe est à la mouche, le lieu
générique de ses métamorphoses, son creuset.
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| ©guillaume pinard |
J'en conclus que Bébé pépé n'est pas un
personnage en quête d'auteur.ice, mais une créature condamnée au
devenir qu'aucun esprit ne peut raisonner. Il est un caractère qui vaut pour plusieurs vies possibles sans en fixer aucune. Il contient une humanité en substance comme en puissance sans jamais dévoiler un
portrait. À ce titre, il n'offre pas d'accroche pour les médailles. Comme chez Polichinelle, son masque caricatural défi la glose, la morgue de l'autorité, mais qu'on lui retire son masque et l'on ne trouvera aucun visage pour témoigner. Bébé pépé est une coque vide.
Voici donc ce que Bébé pépé cherche à me dire :
Bébé pépé - Tu es dans ton jardin comme une poupée au milieu des poupées, dans un théâtre où chaque protagoniste force l'identité pour mieux la détourner, au profit du jeu, de la joie, du désir d'être.
Moi - C'est bien joli tout ça, mais c'est un peu abstrait.
Bébé pépé - C'est normal, puisque rien n'est encore dialogué.



















